lundi 26 mars 2012

Passion écarlate

Le plan Vigipirate écarlate est levé. La "ville rose" reprend ses couleurs favorites : celle de la violette qui embaume les sous-bois, celle du lilas en boutons dans tous les jardins, celle des fleurs de tulipier aux formes parfaites...
L'écarlate de la Passion, celle que nous nous apprêtons à vivre la semaine prochaine, occupe nos esprits et nos coeurs. Nous venons de vivre l'horreur indicible : l'assassinat d'enfants innocents, de militaires désarmés, d'un père accompagnant ses fils à l'école...
Ici à Toulouse, l'onde de choc n'en finit pas de se propager, sans doute pour longtemps encore. Nous avons été touchés dans nos repères les plus fondamentaux, dans nos valeurs travaillées seul ou collectivement depuis des décennies, dans nos modes de vie quotidiens. Notre regard sur l'autre a brusquement changé ; notre inquiétude latente a soudainement pris corps face à ce déferlement d'images télévisuelles plus violentes les unes que les autres. Nos jugements a priori, sans fondement ni début de preuve, nous ont envahis comme aux pires jours de notre Histoire.
Bien sûr cette folie meurtrière aurait tout aussi bien pu s'exprimer à Lyon, Bordeaux ou Strasbourg. Toulouse ne présente aucun risque particulier tant il est vrai que Mohamed Merah n'est que le produit d'un faisceau de "problèmes" accumulés dès l'enfance et dont les medias ont abondamment rendu compte.
J'ai accompagné, tout au long de ces cinq journées de chaos, une jeune amie journaliste parisienne venue "couvrir l'événement" comme on dit.. Ensemble nous avons vécu tous ces temps forts sur les divers lieux du drame : l'école juive criblée de balles, la grande synagogue pleine à ras bord lundi en fin d'après-midi et d'où personne ne souhaitait partir, la cité des Izards où nous avons rencontré des dizaines de personnes connaissant parfaitement l'assassin depuis toujours, la place du Capitole en état de sidération, mardi matin, avant le dénouement final, les petites rues du quartier de la Côte Pavée remplies de caméras et de journalistes du monde entier, 24 heures sur 24, la caserne Pérignon servant de Q.G. aux autorités pour les conférences de presse, la rue du Sergent Vigné où se terrait le tueur. Comment réagiront-ils au souvenir de l'incroyable fusillade entendue par tous, journalistes et habitants du quartier, qui en ce jeudi 22 mars 2012 à 11 h 17, mit fin au carnage ? De vieux souvenirs vont resurgir pour certains, d'autres auront recours aux antidépresseurs, à la cellule psychologique mise en place à la préfecture "le temps qu'il faudra". D'autres encore préfèreront se murer dans un silence réparateur.
Pour ma part, je reste profondément troublée. Avoir vécu deux semaines auparavant seulement le fol espoir de voir une démocratie apaisée s'installer en Tunisie, en terre musulmane modérée, fière de retrouver son identité et travaillant courageusement à panser ses blessures, m'inspirait une belle espérance en l'humanité. Les événements tragiques de Montauban et de Toulouse renforcent en moi l'impérieuse nécessité, pour l'ensemble des habitants de ce pays, de poursuivre une tâche éducative, politique, sociale, spirituelle.
Le risque zéro n'existe pas dans une démocratie. Faisons en sorte qu'il soit le plus infime possible...

Nanette

lundi 12 mars 2012

TUNISIE 2012 : 6 - Sur le fil du rasoir

Quatre petits jours, seulement ! Aucune prétention à "avoir tout compris", "tout analysé" ; à donner des leçons à des spécialistes, des experts en tout genre...
Non, seulement ce besoin urgent d'écrire au retour ce que j'ai vu, entendu, écouté, ressenti auprès de personnes très variées, de femmes surtout, engagées dans leur foi musulmane, dans leurs convictions spirituelles, humaines et politiques, dans leur désir de participer à ce grand remue-ménage qui, depuis un peu plus d'un an, bouleverse le peuple tunisien et lui fait espérer des lendemains meilleurs.

Mais que de fragilité dans tout celà ! Que de possibles explosions, à la fois idéologiques et bien réelles ! Que de désillusions potentielles... Peut-être dans quelques semaines ce gouvernement provisoire aura-t-il vécu, peut-être l'opposition de gauche qui tente aujourd'hui de se coaliser pour faire barrage à la troïka au pouvoir aura-t-elle gagné ? Cette troïka, majoritaire à l'Assemblée Constituante, qui regroupe le parti Ennahdha, le CPR (Congrès pour la République) de centre gauche et Ettakatol, de centre droit.
Tout est possible et Tunis vit sur un volcan. La ville est calme mais la police veille; dans le quartier des grands hôtels, le long des grandes artères, devant les bâtiments officiels. Il y a des rouleaux de grillage par-ci par-là, des semblants de chevaux de frise pour ralentir les automobilistes. On se sent en sécurité mais le soir mieux vaut ne pas être seule. L'ordre est précaire.
Après les années Ben Ali, le besoin est immense de libérer la parole confisquée par la peur. Partout, parmi les milliers de femmes -et d'hommes- venus au Palais des Congrès de Tunis,  chez les bourgeoises de Gammarth autant que chez les femmes -et les hommes- de Tataouine, les questions sont les mêmes : qu'en sera-t-il du code du statut personnel, de l'application de la charia, de l'égalité hommes-femmes, de l'adoption, de l'héritage, de la modernisation de l'islam, de tel ou tel article de la nouvelle constitution, de la solidarité familiale ? Comment faire vivre ensemble laïcité et foi musulmane ?

La Tunisie est devenue la championne des pays arabes en matière de divorce : 12 000 en 2010. Les valeurs traditionnelles de l'islam ont été mises à mal par la période Ben Ali. La corruption, le népotisme ont engendré beaucoup de frustrations, de destruction d'identité, sans parler des tortures endurées. Le pays est à la fois en ébulltion et en grande instabilité.
Les salafistes font peur quand ils provoquent de très graves incidents à l'université de la Manouba pour imposer le port du niqab aux étudiantes : "Il y a trois types de salafistes, me dit-on : les scientifiques, majoritaires,  qui sont proches d'Ennahdha ; les religieux qui sont enfermés sur eux-mêmes et ne participent pas à la vie politique ; les djihadistes, une vingtaine, proches d'Al Qaïda et très visibles dans les medias".
Parmi les intellectuelles rencontrées à Gammarth, toutes les catégories sociales et politiques étaient représentées : des laïques de l'Association Tunisienne, des islamiques de l'Association des Femmes Tunisiennes, d'autres d'une association d'entraide, des enseignantes, des juristes, une journaliste, des femmes d'affaires, une femme de ministre, des représentantes de la société civile dans toute sa diversité.Les débats furent passionnés, exaltés, sans fin... Certaines, laïques et islamiques, ont l'habitude de travailler ensemble. Une soirée chaleureuse et drôle comme seules les femmes savent en créer quand il s'agit de discuter de ce qui constitue le noyau de leur vie : leur relation à l'autre, à l'homme en particulier !

Mais la situation économique plombe complètement l'avenir : le salaire mensuel moyen est de 300 dinars  (150 euros) ; un jeune diplômé sans emploi touchera 200 dinars (100 euros) par mois pendant un an. Les non diplômés ne perçoivent rien. La précarité a gagné énormément de terrain, principalement dans les villes.
Pour les "gens de gauche", la religion est souvent présentée comme un épouvantail, un outil de régression, d'obscurantisme. Pour les islamiques modérés d'Ennahdha, la foi musulmane constitue le socle de leur existence. Pour nous, Occidentaux, nous ne devons pas confondre "islamique" et "islamiste", conservateur et intégriste radical. Il y a là la source  de bien des incompréhensions, d'interprétations erronées. Nous ne devons pas penser "laïcité" en pays musulman comme en France. Là encore que d'incompréhension !

De l'autre côté du Magrheb aussi on travaille à moderniser l'islam. Une délégation marocaine du mouvement "Justice et Spiritualité" était invitée pour la première fois à rencontrer des membres d'Ennahdha pour un échange d'expériences. Mal vu du gouvernement marocain, ce mouvement pratique une nouvelle exégèse du Coran qui ne contredit pas la modernité : "Nous sommes d'obédience soufie, précise Merieme Yafout, responsable de la Section Féminine, et notre fondateur Abdessalam Yassine appartient aux nouveaux penseurs de l'islam. Nous militons pour un renouveau de l'islam en tenant compte de la modernité. Les principes de fond de l'islam ne sont pas contradictoires avec la modernité et nous n'abandonnons pas la présence auprès du peuple."

Instabilité. Sur le fil du rasoir. Sur un volcan. Mais aussi réconciliation. Libération de la parole.
Formidable espérance...
Autant d'impressions qui se bousculent en moi au terme de ce voyage...

Annette BRIERRE



                                     fin.
 

dimanche 11 mars 2012

TUNISIE 2012 : -5- Rached GHANNOUCHI, l'homme de "La Renaissance"

Lundi. Quartier Monplaisir à Tunis. Siège du mouvement islamique Ennahdah.Un immeuble modeste sur 6 étages. Une fourmillière bruissante de bénévoles, hommes et femmes, de députés venus d'un peu partout..
A l'exception d'une inscription sur les extincteurs, pas un mot de français. Tout est écrit en arabe. Rached Ghannouchi, fondateur du mouvement Ennahdah en 1981 et aujourd'hui président du parti, est rentré d'un long exil de 22 ans à Londres il y a un peu plus d'un an.
Agé de 70 ans, c'est un homme tout en retenue, maître de ses paroles et très écouté, spirituellement, par les sunnites malékites, originaires de Kairouan, majoritaires à Ennahdah. Un cheik respecté et vénéré.
Ennahdah signifie "Renaissance". "Liberté, justice, développement" : trois mots inscrits sur le logo du parti illustré par une colombe déployant ses ailes autour du globe terrestre, l'étoile rouge symbolisant les 5 piliers de l'islam en son centre.

- Je ne vois rien écrit en français dans votre siège. Est-ce vrai ?
- Voyez-vous une autre langue ?
- Non.
- Votre langue française est l'unique dans les administrations françaises. C'est la même chose pour la langue arabe dans les administrations. Ici, vous êtes dans des locaux administratifs.
- J'ai le sentiment que dans toute la Tunisie vous êtes entrés dans l'ère de la réconciliation. Comment pensez-vous réussir cette réconciliation alors qu'il y a tant de courants politiques différents, tant de tensions parfois très explosives ?
- Notre société est en phase de changement. Elle s'est libérée de la dictature. Elle est en train d'exercer sa liberté, très souvent de façon exagérée comme si elle voulait se prouver qu'elle est libre. Notre problème actuel : comment réunir la liberté et l'ordre ? Il faut réunir un peu les deux. Sinon ce sera le retour de la dictature ou bien l'anarchie. Nous misons sur la conscience du peuple. L'idée de l'Etat, en Tunisie, est profonde. Les Tunisiens sont un peuple civilisé, majoritairement. Ils vivent principalement dans des villes. C'est pour celà qu'ils commencent à en avoir assez du désordre, de la multiplication des grèves, des manifestations. L'Etat commence à répondre à cette demande. A la tête du Ministère de l'Intérieur, il y a un homme sage, savant, qui a fait 20 ans de prison. Il a porté le costume orange des condamnés à mort. Nous avons confiance en lui ; il trouvera l'équation entre la liberté et l'ordre. Nous sommes très sévères envers les salafistes qui ont essayé d'utiliser des armes. Récemment, deux salafistes ont été tués par des policiers parce qu'ils essayaient d'importer des armes de Libye. Les autres salafistes n'utilisent pas la violence ; nous dialoguons avec eux et essayons de les convaincre. Nous nous sommes attaqués aux responsables, il n'y a pas eu de punition collective. Ce n'est pas comme sous Ben Ali. Il n'y a pas eu de tortures.
- Les medias vous reprochent de ne pas être assez vigoureux, d'être trop passifs.
- C'est vrai. Mais nous pouvons considérer que c'est une bonne chose. Le gouvernement tunisien précédent a toujours été accusé du contraire.
- Avez-vous des problèmes de drogue ?
- Oui. C'est comme pour les armes ; elle vient de Libye. La police y veille, aidée par le peuple. Les chauffeurs de taxis nous alertent.
- On pourrait parler de délation !
- Le peuple a fait la révolution ; il la protège. Il a élu ce gouvernement pour qu'il protège la révolution. J'ai vécu 22 ans en Angleterre ; là-bas les personnes âgées, installées sur leurs terrasses, veillent sur la sécurité et chaque année le Ministre de l'Intérieur en choisit une pour la décorer. Ils sentent que la police est la leur, que la sécurité est la leur. Il faut un bon système de sécurité.
- Qu'en est-il du redémarrage économique ?
- La situation économique est difficile. Nous avons un taux de chômage de 18%, la moitié héritée de Ben Ali, l'autre moitié après la révolution. Le taux de corruption est très élevé. Le ménage vient juste de commencer ! Il y a à peu près 500 hommes d'affaires complices de Ben Ali ; leur argent est bloqué en attendant que la justice fasse son travail. Un seul est en prison, les autres ont l'interdiction de quitter le pays. C'est une grande perte pour le pays ; nous voulons régler rapidement ce dossier pour rendre ses droits au peuple, lui restituer cet argent.
- Envisagez-vous des nationalisations ?
- Dans le budget complémentaire en cours de débat, nous aurons un milliard de dinars provenant de la récupération. Cet argent servira à la formation des chômeurs, pour leur donner du travail.
- Où en est le projet d'exploitation du gaz naturel dans la région de Tataouine ?
- Le ministre du Développement a annoncé des projets de développement dans toutes les régions de la Tunisie. Il s'agit de projets concrets d'infrastructures : la construction de routes, d'hôpitaux, dans l'industrie. L'argent existe. Ces projets seront réalisés cette année. Une partie du financement proviendra de l'argent récupéré, une autre partie de crédits et enfin une troisième partie par des économies réalisées sur le budget tunisien. Quelques sociétés seront vendues.
- Qu'en est-il de la coopération de la Tunisie avec le Qatar ?
- Le Qatar est l'un des pays à avoir déclaré vouloir aider la Tunisie. Mais il y a aussi l'Arabie Saoudite, les Etats-Unis, l'Union Européenne qui ont annoncé vouloir participer à nos projets de développement. Nous allons essayer de les faire réussir.
- Dans la crise syrienne, la Tunisie s'est positionnée comme le leader du monde arabe en prenant l'initiative d'une conférence réunissant plus de 60 pays.
- Oui, nous avons été les premiers à expulser l'ambassadeur de Syrie. Il est très normal que la première révolution dans le Printemps Arabe appuie la révolution syrienne malgré le problème avec la coalition Syrie/Iran et l'opposition de gauche du nationalisme arabe tunisien.
- Qu'y a-t-il à négocier entre vous et les partis d'opposition ?
- Nous n'avons rien devant nous. Nous pouvons seulement établir le dialogue ; nous cherchons ce qui est commun. Je viens de donner une conférence sur la cohérence entre laïcité et islam.
- C'est possible ?
- Toute ma pensée repose sur islam et modernité, démocratie, droits de l'homme, égalité des sexes.
- Dans le parti et hors du parti Ennahdah ?
- Oui, ces idées ont beaucoup d'influence dans le monde arabe, surtout après la révolution. Mes livres sont traduits en turc, en kurde, en ourdou, en persan.
- Il me semble que les journalistes ne vous sont guère favorables si j'en crois les articles parus ces jours-ci !
- Un grand nombre ne sont pas vraiment des journalistes mais des combattants d'une idéologie marxiste contre l'islam. Ou bien ce sont des partisans de l'ancien régime, ou bien ils exercent une sorte de revanche contre Ennahdha qu'ils accusent d'avoir pris le pouvoir. Certains sont utilisés par des hommes d'affaires corrompus de l'ancien régime de Ben Ali. L'opinion publique est très fâchée contre ces journalistes qui monopolisent les medias. Mais cela ne durera pas toujours.Il y aura d'autres courants journalistiques ; la compétition mettra chacun à sa vraie place".

Annette BRIERRE

samedi 10 mars 2012

TUNISIE 2012 : 4 - Merhézia-la-Réconciliatrice

Mardi matin. Rendez-vous au Bardo, ancien Palais du Bey, magnifique ensemble architectural du XIXe siècle, classé monument historique, aujourd'hui siège de l'Assemblée Constituante.Avec une grande fierté, Merhézia Labidi m'indique au détour d'un couloir un cadre au mur portant un texte en arabe : "C'est la première Constitution tunisienne, elle date de 1861, me dit-elle ; déjà on y parlait des droits de l'homme, de la liberté de conscience, du libre exercice des cultes, de l'égalité entre  tous les hommes !".Ce texte historique fut la première constitution du monde musulman.
C'est là que se trouve le bureau de Mme la Première vice-présidente de l'Assemblée Constituante. Les téléphones sonnent sans arrêt, un secrétaire apporte des parapheurs gonflés de lettres à signer, sa jeune attachée parlementaire griffonne quelque chose sur un coin du bureau. Le temps presse, chaque minute compte...

Au terme de ces quatre jours d'une belle intensité, j'essaye de comprendre : pourquoi toutes les personnes rencontrées, au Palais des Congrès de Tunis où elles étaient 2 000, à Tataouine où 800 environ l'écouteront pendant 3 heures dans la ferveur, samedi soir à Gammarth parmi les Tunisoises privilégiées, mais aussi aux guichets des aéroports, dans les bus, auprès des personnes qui travaillent avec elle, auprès des journalistes très présents, pourquoi Merhézia Labidi provoque-t-elle une telle réaction d'enthousiasme, d'attente passionnée ? Que représente-t-elle et comment s'y prend-elle pour répondre à cette aspiration si puissante ?

En la suivant en des lieux si divers, si contrastés, passant de la capitale tunisienne moderne et électrisée par la "Révolution du jasmin" toujours prête à exploser, à cette ville de Tataouine située aux confins du désert où l'on rencontre des dromadaires dans les cours des maisons, comme des chiens domestiques chez nous, sans oublier ce délicieux déjeuner chez le Gouverneur de Tataouine, dans l'ancienne résidence de Bourguiba, je me suis sentie prise de vertige : comment résiste-t-elle à tant de pressions contradictoires ? Où puise-t-elle la force de ne pas dévier de sa trajectoire ? Comment ne s'écroule-t-elle pas le soir, ivre de fatigue, loin de sa famille restée à Paris, après 10 ou 12 heures de travail,  comme le font aussi la plupart des responsables politiques de cette Tunisie nouvelle ?
"Elle représente la pièce manquante du puzzle, confie une jeune militante d'Ennahdha qui la connaît bien ; elle est la porte-parole du meilleur de l'âme tunisienne, son identité est intacte parce qu'elle n'a pas vécu la prison et les tortures mais qu'elle est sensible à la douleur des autres. Elle peut défendre cette douleur, la calmer, pousser les femmes à avancer dans la réconciliation avec elles-mêmes."
Merhézia m'apparaît comme "the right woman in the right place". Sans doute le mot de "résilience" peut-il s'appliquer à ce qui se passe aujourd'hui entre le peuple tunisien bafoué dans son identité, massacré dans ses valeurs fondamentales et cette jeune femme venue d'ailleurs mais si semblable à eux tous ! Il y a du Nelson Mandela, du Martin Luther King dans cette femme portée par sa foi musulmane travaillée, éduquée, modeernisée depuis toujours ; d'abord auprès de son père, imam et puis en France depuis une trentaine d'années auprès d'amis si divers et authentiques dans leurs fois respectives avec lesquels elle partage l'essentiel de sa vie :
"C'est vous qui m'avait dit : quand la parole se libère, la violence recule, me rappelle Merhézia ; vous tous, les femmes protestantes du Groupe Orsay, Jacqueline Rougé la présidente honoraire de la Conférence Mondiale des Religions pour la Paix, Geneviève Comeau, théologienne catholique, vous du groupe de nos rencontres interreligieuses de l'abbaye de Belloc. Mon pays a besoin de moi aujourd'hui mais je ne suis pas indispensable ! Je suis sûre que demain il aura besoin de quelqu'un d'autre !"
Comment voit-elle son avenir ?
"D'abord ici en Tunisie : j'aurai réussi si je donne envie aux femmes tunisiennes de faire de la politique maintenant qu'elles ont arraché leur place. Ensuite en France, où j'ai beaucoup d'autres choses à faire, ce qui me ferait plaisir, c'est que le gouvernement français -Roselyne Bachelot m'a invitée pour la Journée Internationale des Femmes- me permette de faire ce lien avec les femmes émigrées, qu'elles disent "nous avons notre place en France, on peut nous aussi faire quelque chose !"
Parfois, Merhézia Labidi vacille sous le poids de l'énorme responsabilité qui l'assaille. Trop de gens la sollicitent pour être leur médiatrice, ce rôle qui lui va à merveille. Elle entrevoit avec lucidité les limites de l'exercice qu'on lui a confié : "Ces femmes sont très puissantes dans leur domaine, dit-elle ; mais on leur a confisqué la parole si longtemps ! J'ai peur qu'on pense que je veuille la leur confisquer encore une fois..."
On a l'impression que tout le pays vit une sorte de thérapie collective ; la parole jaillit de partout, parfois excessive, parfois discrète comme à Tataouine où les femmes du désert ne sont pas habituées à se révéler. Mais la rage est profonde, enkystée ; elle doit jaillir pour que naissent à la lumière toutes ces femmes de l'aurore dont Merhézia est le révélateur.

Annette BRIERRE

vendredi 9 mars 2012

TUNISIE 2012 : 3 - Ebullition

Emportée par mon élan, je n'ai pas vérifié, hier, l'authenticité des informations concernant l'hymne national tunisien ! Un clic, et hop ! c'était parti... Or il me semble que cet hymne si puissamment porteur ne s'appelle pas exactement "La volonté de vivre" et que son auteur ne soit pas exactement celui que j'ai désigné...Qu'importe : son pouvoir de rassembler tout un peuple avide de démocratie demeure !
Un peuple en ébullition : voilà l'impression générale qui me poursuit. Un peuple en quête d'identité, de dignité. Un peuple asservi par un dictateur et plus encore, peut-être, par sa seconde épouse, Leila Trabelsi, la mauvaise fée du pays. Insidieusement, elle a réussi à tuer l'âme de ce peuple pacifique et attaché aux valeurs familiales : par le biais de séries télévisées médiocres, par la corruption tapie dans les moindres interstices administratifs, par la dégradation des moeurs.
 Aujourd'hui, les Tunisiens ont perdu leurs boussoles traditionnelles. Ballottés entre un laïcisme occidental mal digéré et ne correspondant pas aux valeurs de leur culture traditionnelle et un fanatisme islamiste véhiculé par une poignée de salafistes proches d'Al Quaïda fort bruyants et occupant l'espace public, les Tunisiens dans leur grande majorité sont dans l'attente d'un avenir qu'ils souhaitent démocrate et compatible avec l'islam, la religion du pays inscrite dans la Constitution.
Les années Ben Ali ont laissé béantes des plaies inoubliables : 30 000 personnes dont 500 femmes ont été emprisonnées, torturées, parfois violées, anéanties. Des souffrances non dites, cachées aujourd'hui encore et que la pudeur musulmane n'autorise pas à dévoiler. Chez beaucoup, et notamment chez les femmes, le traumatisme s'apparente aux horreurs subies par les femmes en Bosnie, en Afrique du Sud, en République Démocratique du Congo, au cours de la Shoah aussi. Partout dans le monde. L'heure de la réconciliation est venue, celle de la résilience aussi qui seule permettra de prendre un nouveau départ.
 Parmi les responsables politiques, les élus à l'Assemblée Constituante (sur 89 députés d'Ennahdah, 42 sont des femmes), on sent ce désir profond de sortir de cet enfer destructeur, de revenir à la pureté originelle de l'islam tout en l'adaptant à la modernité et aux principes démocratiques. "Nous vivons nos premiers pas dans tout, vous comprenez ?" m'interroge Fatima, une jeune bénévole d'Ennahdah, ingénieur en informatique et doctorante en robotique dont le père, psychiatre, a passé 17 ans en prison. Pour Monia, une combattante très engagée dans la vie politique, députée, le temps est venu de tourner la page : emprisonnée, torturée, elle a trouvé sa force intérieure dans ces années de souffrances.Mona, elle, la quarantaine, divorcée, ancienne hôtesse de l'air et aujourd'hui chef d'une entreprise de bâtiment qu'elle a créée et qui n'emploie que des hommes, elle prône la sagesse et l'équilibre : "Ni diabolisation, ni angélisme" dit-elle, elle dont le père, journaliste, fit ses études à la Sorbonne en même temps que Jean-Pierre Elkhabach.
Aujourd'hui, la¨Tunisie mérite bien son nom de "mosaïque".
Une mosaïque qui ne demande qu'à se cimenter.

Annette BRIERRE

jeudi 8 mars 2012

TUNISIE 2012 : 2 - "La volonté de vivre"

La grande salle du Palais des Congrès de Tunis est archi-comble : 2 000 personnes au moins dont les deux tiers sont des femmes portant le voile. En cet après-midi de samedi, le mouvement Ennahdha démontre son implantation dans les classes moyennes tunisoises. Beaucoup d'hommes aussi, tout aussi captivés par les discours des responsables féminines se succédant au pupitre, devant une forêt de micros.
L'atmosphère est chaleureuse, intense, reflétant cette ambiance palpable de grande attente du public envers ses députées et ses leaders. Les femmes sont jeunes, joyeuses ; tout le monde parle français.
Les prises de parole tourneront autour de diverses problématiques soulevées par le thème général de la conférence : "La femme et les révolutions arabes ; réalités et perspectives". Venue du Caire où elle est professeur de Sciences Politiques à l'Université, coordinatrice du Programme de Recherche et d'Education sur la Société Civile et spécialiste du dialogue entre les civilisations, le docteur Heba Raouf Ezzat donnera son analyse sur cette année extraordinaire vécue par les femmes du monde arabe en révolution. Puis Merhézia Labidi, députée des Tunisiens de l'étranger et 1ère vice-présidente de l'Assemblée Constituante, mettra tout son charisme et toute sa générosité à expliquer encore et encore comment il est possible de conjuguer laïcité et islam, modernité et tradition, démocratie et respect des autres différents. Une leçon d'espérance accueillie dans l'enthousiame et la ferveur. A mon tour, je dirai la réalité française de ces citoyennes associant vie civique, engagements laïcs et foi musulmane. Et j'insisterai sur la naissance de cette "3ème femme" proposée par des sociologues constatant l'évolution universelle de la femme moderne.
Et tout à coup, la salle se lève et applaudit à tout rompre : Rached Ghannouchi vient d'entrer. Le président-fondateur du mouvement Ennahdah qui a vécu 22 ans en exil à Londres et n'est rentré en Tunisie que le 30 janvier 2011 porté en triomphe par ses partisans, haranguera les militants et sympathisants pendant plus d'une demi-heure. Le discours est semblable à celui de Mme Labidi, plus véhément parfois : l'avenir est à la réconciliation avec tous les Tunisiens, les partis politiques doivent travailler main dans la main tant la tâche de reconstruction est colossale ; il faut apprendre la démocratie, éradiquer la corruption qui a miné le pays.
Le message passe, le public est conquis.
Et puis, comme à la fin de chaque meeting, l'assemblée debout entonne l'hymne national : il s'intitule "La volonté de vivre" ; un chant puissant, profond, aux accents semblables à notre "Chant des partisans". Composé par le poète tunisien Abou Al Kacem avant même l'arrivée au pouvoir de Bourguiba, il symbolise la volonté d'indépendance de tout le peuple. Ecarté par Bourguiba qui lui préféra un hymne à sa gloire personnelle, il a été repris par les révolutionnaires du 14 janvier 2011. Véritable jaillissement monté des profondeurs de la terre tunisienne, "La volonté de vivre" est devenu l'hymne de toutes les révolutions arabes !
En entendant ce chant poétique repris avec une telle ferveur par toute l'assemblée, je ne pouvais que mieux comprendre les souffrances endurées pendant des décennies par ces hommes et ces femmes emprisonnés, torturés, violés et deviner l'ampleur des blessures enfouies, des traumatismes jamais révélés. Des identités anéanties.
Peu à peu j'ai pris conscience de l'ampleur du désastre...

Annette BRIERRE

mercredi 7 mars 2012

TUNISIE 2012 : 1 - Les femmes de l'aurore

Le chantier est titanesque, colossal : reconstruire l'identité de tout un peuple anéanti par la corruption, le massacre des valeurs, l'avillissement et la médiocrité. Destructuré par des années de peur, de tortures, d'emprisonnement, de violences en tous genres que la pudeur des femmes musulmanes leur interdit de dire. Depuis quatre mois, quatre petits mois seulement, le peuple tunisien sort du cauchemar, vit une nouvelle aurore. Avec toutes les incertitudes, tout le chaos et toutes les craintes qui accompagnent cette espérance.

Invitée par les femmes du mouvement Ennahdha à l'occasion de la Journée Internationale des Femmes célébrée samedi dernier au Palais des Congrès de Tunis, j'ai passé quatre jours inoubliables, plus riches de rencontres, de découvertes, d'émotions et de joies que je n'aurais pu l'imaginer. C'est mon amie Merhézia Labidi, franco-tunisienne, traductrice et très impliquée dans le dialogue interreligieux, aujourd'hui première vice-présidente de l'Assemblée Constituante de Tunisie, amie très chère avec laquelle pendant plus de dix ans j'ai travaillé au dialogue interreligieux en France, qui avait souhaité m'avoir près d'elle pour cet événement. "J'ai besoin de toi, m'avait-elle dit, je voudrais que tu rencontres les femmes d'Ennahdha". C'est fait, j'ai rencontré celles que désormais j'appellerai "les femmes de l'aurore" tant elles m'ont impressionnée. A Tunis mais aussi à Gammarth, la banlieue bourgeoise de Tunis, et aussi à Tataouine, la lointaine, aux portes du désert, abandonnée de tous malgré ses 140 000 habitants et ses réserves de gaz naturel ; et également quelques Marocaines du mouvement "Justice et Spiritualité" venues à la rencontre des femmes d'Ennahdha pour commencer à travailler ensemble.
Je veux témoigner en toute liberté, même si parfois on me taxera de partialité, d'aveuglement, de naïveté... Autant de termes propres à couper les ailes de l'espoir...
Journaliste de très longue date, j'ai pris le parti de raconter cette réalité peu dite dans les médias français.
Je vais feuilletonner, y compris sur mon blog de Mediapart auquel je suis abonnée depuis le début de cette magnifique expérience de journalisme indépendant (même si je ne suis pas toujours d'accord avec ses prises de position !).
Et j'ai envie de commencer ce feuilleton en cette veille de Journée Internationale des Femmes !

Annette BRIERRE