vendredi 29 novembre 2013

TUNISIE : AN 2 DE LA REVOLUTION (4) - Et le bon Dieu dans tout çà ?

Et notre bon Dieu à nous, chrétiens qui depuis plus d'une semaine sillonnons ce pays dont la population est musulmane à 99%, où se cache-t-il ?
Dans la splendeur de ces innombrables mosaïques admirées au musée du Bardo à Tunis, à Kairouan dans une villa romaine, à Dougga ou à Bulla Regia niché dans la chaîne de l'Atlas près de la frontière algérienne, à Carthage ou à Utique ?
Entre les doigts experts d'un potier de Nabeul qui décore à main levée depuis 22 ans des poteries destinées aux Etats-Unis ou dans la voix sublime d'Alia Sellami, chanteuse de l'Ensemble vocal Aloes entendue à notre hôtel ?
Dans le regard tendre d'un enfant croisé dans la casbah de Bizerte ou dans le geste attentif de l'homme chargé de nous recouvrir, nous les femmes, d'une djellaba avant de franchir le seuil de la grande mosquée de Kairouan ?
Dans ces paysages bibliques immémoriaux où les Phéniciens puis les Romains, les Grecs et les Arabes construisirent leurs villes et où seuls semblent vivre maintenant des bergers gardant leurs troupeaux de moutons ?
Il est partout, notre bon Dieu, et nous le savons tous.

"Faire ce qui n'est pas interdit"

Les cloches des églises ne sonnent plus en Tunisie. Les prêtres, les religieux et les religieuses doivent se fondre dans la population, ne pas porter de signes ostentatoires d'appartenance religieuse. La plupart des églises ont été fermées, nationalisées ou transformées en centre culturel. Les processions sur la voie publique sont interdites. Toutes ces dispositions résultant d'un accord passé entre le Vatican et la Tunisie.
Sur un total de 115 églises, il en reste cinq en fonction ainsi que de nombreuses chapelles installées chez des sœurs ou des religieux à travers tout le pays.
Cette situation de liberté surveillée pèse à Mgr Ilario ,Antoniazzi, le tout nouvel archevêque de Tunis arrivé de Jérusalem depuis seulement six mois : "Nous ne sommes qu'à 80 kms de l'Europe, nous dit-il à l'issue d'une messe célébrée dans la cathédrale St-Vincent-de-Paul, et pourtant ici au Maghreb on sort du monde européen. La réalité est bien différente".
L'Eglise locale compte environ 30 000 chrétiens (25 000 catholiques et 5 000 orthodoxes), des étrangers pour la plupart : des Africains du sud Sahara venus étudier, des ouvriers travaillant dans des usines délocalisées, des chefs d'entreprises venus d'Europe. Leurs contrats de travail finis, ils retournent chez eux d'où la difficulté pour les prêtres d'assurer une vie paroissiale régulière. "Dans le clergé, nous avons 14 nationalités différentes, dit Mgr Antoniazzi ; nous devons vivre comme les premiers chrétiens, vivre l'amour du Christ avec nos frères qui n'ont pas la même religion que nous. Ici ont vécu saint Augustin, sainte Monique, saint Cyprien. Nous sommes sur une terre aride, semi-désertique. Mon espoir c'est de pouvoir mettre en terre le plus de semences possibles pour qu'elles poussent... dans 500 ans. Saint Pierre et saint Paul n'ont pas vu les fruits des semences qu'ils avaient mises en terre mais 2 000 ans après, ces semences sont devenues des arbres !"
Les Pères Blancs se répartissent en 3 communautés, en Tunisie. Fondé en 1926, l'Institut des Belles Lettres Arabes (IBLA) occupe une ancienne maison tunisoise pleine de charme au centre-ville. Centre de formation pour les missionnaires en Tunisie, l'IBLA disposait d'une bibliothèque forte de 30 000 livres dont la moitié ont été détruits dans un incendie en 2010. L'institut national du patrimoine de Tunisie participe à la restauration des locaux.
Cinq religieux travaillent à l'IBLA dont le Père André Ferré, ancien directeur du PISAI à Rome, arrivé à Tunis en 1994 : "Je suis d'un optimisme modéré devant les blocages politiques actuels, nous dit-il. La société civile tunisienne est réelle et active, elle fait entendre sa voix quand c'est nécessaire. Le rôle des femmes est important, la vie associative également. Quant aux musulmans, ils sont favorables à un islam modéré, ils sont ouverts au dialogue interreligieux et sont mal à l'aise dans un islam rigoriste".
"Nous devons faire face à trois défis, explique Nicolas Lhernould, nouveau vicaire général du diocèse de Tunis et précédemment curé de Sousse qui estime qu'il n'y a pas de tension interreligieuse dans le pays : le défi de la sécurité bien que nos églises ne soient pas visées ; le défi de l'économie qui concerne beaucoup d'européens ; le défi de la marche du quotidien, notamment éducatif, cent mille jeunes Tunisiens ayant interrompu leurs études pour apprendre la débrouille".
Dans ce contexte difficile, le Père Lhernould imagine trois enjeux : "Comment vivre la transition démocratique avec notre statut de minorité ? Nous disons aux politiciens : servez-vous de nous ! Comment vivre notre mission alors que les régions pauvres nous sont interdites et qu'actuellement nous ne sentons aucun appel du pays ? Enfin devons-nous rester ce que nous sommes au milieu de notre vocation ? Avons-nous une parole prophétique à poser au milieu de tout çà ?"
Pour résumer ces questionnements et les réponses possibles à y apporter, Nicolas Lhernould aime utiliser une boutade tunisienne : "Ici on ne fait pas ce qui est autorisé, dit-il ; on fait ce qui n'est pas interdit !"


Le père Jawad a fait alliance avec un peuple

Un orage d'enfer accompagne notre rencontre avec le Père Jawad qui nous accueille dans sa paroisse au cœur de Sousse. Ce sera la seule éclipse d'un soleil omniprésent pendant tout notre voyage.
"Jésus est né chez moi", aime-t-il à rappeler, lui le Jordanien arabe dont la famille est issue d'une tribu chrétienne du pays Moab datant de la pentecôte ! "La révolution m'a révolutionné, raconte-t-il avec une joie débordante. J'ai vécu en tant qu'Arabe d'abord une expérience forte, mélangée avec toutes les revendications identiques à celles de l'Evangile. L'Esprit-Saint travaille au-delà des frontières. Dieu mène l'Histoire à sa manière. Il veut me dire quelque chose à moi à travers un peuple. J'ai vécu l'expérience d'une alliance avec un peuple."
En Tunisie depuis 17 ans, le Père Jawad n'avait pas besoin de venir ici pour rencontrer des musulmans ; il vivait avec eux en Jordanie. Par contre, ce qu'il a découvert c'est l'immense bonheur d'être prêtre de l'Eglise catholique en terre d'islam, de dialoguer avec l'autre, de jouer avec l'autre, de découvrir "cette humanité de l'autre que je devine, de dénoncer quand je ne suis pas reconnu par l'autre".
"J'aime ce pays parce que j'aime l'Evangile, affirme le Père Jawad avec fougue ; parce que je crois que Dieu nous a fait comme des frères. Chaque fois que je dis à Dieu "Papa" je reconnais que chaque créature est mon frère".
L'école des sœurs toute proche accueille 850 élèves tous Tunisiens : "Elle existe depuis 150 ans, dit le Père Jawad. Tous les enfants y entrent musulmans et en sortent musulmans !"
Ici, au Sahel tunisien, la région côtière, l'Eglise est bien visible : "Nous avons une carte à jouer ici, dit le prêtre. Il y a beaucoup de mariages mixtes, c'est la seule présence fixe dans la paroisse. Je ne sens pas le besoin de sonner les cloches ! Quand on est sur la frontière, comme le pape François, on ne s'installe pas trop. On vit au jour le jour. Nous devons garder la fraîcheur, la légèreté de la frontière. Notre fragilité est notre force".


"Le bouchon a sauté !"

La paroisse de la Marsa, ce quartier résidentiel ultra-chic de Tunis situé à quelques kilomètres à vol d'oiseau de l'ancienne cathédrale de Carthage, est une splendeur : magnifique propriété dans un écrin de verdure dominant la baie, c'est là que nous reçoit le Père Ramon, un Père Blanc, curé de la paroisse ainsi que trois Sœurs Blanches enseignant à Tunis.
Ici, nous ne nous sentons pas dépaysés : des groupes de chrétiens engagés font vivre la paroisse, les couples mixtes sont nombreux ("un vrai cadeau de Dieu" dit le Père Ramon) ; le groupe biblique fonctionne, les catéchistes ne manquent pas, les personnes âgées ne sont pas délaissées. Bref, les paroissiens sont actifs ! Il s'agit principalement d'entrepreneurs chrétiens en Tunisie pour quelques années, de diplomates en poste pour trois ans, de retraités étrangers ayant choisi de vivre agréablement leur retraite...
Une seule ombre au tableau : la Banque Africaine de Développement (la BAD) installée à Tunis depuis une dizaine d'années va rentrer en Côte d'Ivoire. Du coup, les 1 200 familles qui dépendent de cette banque vont quitter la région. Un coup dur pour l'économie locale et pour l'Eglise, la plupart de ces cadres étant catholiques -les cadres supérieurs étant généralement membres de l'Opus Dei. Les effectifs des enfants du catéchisme fléchissent peu à peu : de 85 en 2010, ils sont passés à 70 en 2012 puis à 45 cette année. "Les entreprises étrangères n'envoient plus leurs familles, explique le Père Ramon. C'est trop cher en cas de rapatriement. Depuis la révolution, les familles qui étaient là depuis plusieurs années sont restées, les autres sont parties immédiatement".
Pour rien au monde, sœur Mélika, sœur Blanche, n'aurait abandonné son poste ! Enseignante depuis plus de 40 ans, cette grande dame française respire la joie de vivre en terre d'islam : "La révolution a d'abord été sociale, non violente, dit-elle ; tout le monde a été heureux, le bouchon a sauté. Il y a eu beaucoup de joie, de solidarité envers les régions pauvres, les camps de réfugiés libyens. Mais maintenant la nature humaine reprend ses droits ; chacun tire la couverture ; on déchante un peu !"
A Tunis, l'école française des Marianistes où travaillent les Sœurs Blanches accueille 1030 petits musulmans. Sous tutelle du ministère tunisien de l'Education, elle respecte les programmes tunisiens mais offre des cours supplémentaires de français, d'anglais et d'informatique. Payante, l'école ne reçoit aucune subvention du Vatican ou de l'Eglise catholique française. Depuis près de trois ans, sœur Franceline, venue du Burkina-Faso, travaille elle aussi à l'école : "Je ne donne pas grand chose mais je reçois beaucoup, dit-elle dans un large sourire. Nous ne vivons pas de la Parole mais de la présence d'être là".

"Ah ! Les voyages... Que c'est beau, les voyages... car nos yeux ont changé et nous sommes étonnés de voir comme nos soucis étaient simples et petits..."


http://www.chretiensdelamediterranee.com


Annette BRIERRE










jeudi 28 novembre 2013

TUNISIE : AN 2 DE LA REVOLUTION (3) - Les associations : coeur vivant du pays

Un tissu économique qui s'effondre ; des investisseurs étrangers qui rechignent à s'installer ; un nombre de chômeurs qui a doublé en deux ans passant de 500 000 à un million ; une dette publique qui augmente chaque jour ; 40 000 jeunes qui déjà ont fui le pays ; d'autres qui se laissent séduire par les sirènes du djihadisme ; un fossé qui s'accroît de jour en jour entre les régions déshéritées et celles qui bénéficient de la manne du tourisme. Quel sombre tableau ! La pauvreté gagne du terrain partout et pourtant !

Pourtant nous suffoquons sous l'avalanche d'associations rencontrées ; nous crions «pouce » après avoir couru de Tunis à Bizerte, de Monastir à l'accueillante maison de Souad, en banlieue de Sousse à la rencontre de ceux qui, loin des tribunes médiatiques, font véritablement vivre le pays.

Le monde associatif déborde d'initiatives, regorge de vitalité, de courage. La société civile résiste contre vents et marées aux chicaneries politiques : « Nous n'avons jamais connu de tels changements en si peu de temps, nous dit Fathi Touzri, secrétaire d'Etat chargé de la Jeunesse qui nous reçoit au ministère de la Jeunesse et des Sports ; tout le pays est en effervescence. Il y a différentes formes de participation à la société civile, c'est merveilleux ! »

Organiser la liberté, consolider les institutions de la république, créer un rapport plus apaisé entre la société civile et les politiques : telles sont les priorités du secrétaire d'Etat, conscient des difficultés énormes à surmonter.

En tête de ces difficultés, le chômage bien sûr : « C'est notre priorité nationale, dit M. Touzri ; le nombre de demandeurs d'emploi est extrêmement élevé et ces jeunes traversent des années de braise. Comment ne pas transformer cette impatience en alibi de violence ? La société civile intervient mais l'Etat a des ressources limitées. Sa marge de manœuvre s'arrête aux marges de manœuvres budgétaires. Les inégalités régionales, de salaires sont considérables. Beaucoup de menaces pèsent sur notre région : la violence qui vient de l'exclusion, du rejet, de l'absence de choix de vie. Cette violence peut être activée à tout moment quand ses mécanismes se mettent en place. »

Les représentants du Forum Tunisien Pour les Droits Economiques et Sociaux (Abdeljelil Bedoui, professeur d'économie à l'Université de Tunis et président du tout nouveau Observatoire Social Tunisien ; Abderramane Hedhili, président du Forum, Messaoud Ramdhani, responsable financier) ainsi que ceux de l'UGTT -Union Générale des Travailleurs Tunisiens- (Kacem Affaya, secrétaire général adjoint chargé des affaires internationales ; Sadok Heg Hassine) auxquels s'étaient joints Tarek Ben Hiba, conseiller général à Massy-Palaiseau en France et Abderrazek Belhaj Zékri, membre de la Ligue Tunisienne des Droits de l'Homme, nous fourniront de leur côté une foule d'informations relatives à la vie syndicale, économique, sociale, politique de leur pays. Subventionné par diverses ONG dont le CCFD-Terre solidaire et OXFAM, le Forum a été la pierre angulaire de l'organisation du Forum Social mondial qui s'est tenu à Tunis en mars dernier.


70 000 ouvrières du textile

A Tunis, au siège du Forum, comme à Monastir où nous serons reçus au siège local du forum par M. Hedhili et par Hassine Mounir, président pour la région de Monastir, nous découvrirons la réalité du terrain. Celle que nous sommes venus chercher ici, celle dont ne parlent que rarement les médias.

Les militants syndicaux se sont attelés aux deux grands secteurs économiques majeurs du pays : les mines de Gafsa et les usines de textile de Monastir : « Le Forum a été créé en 2008, secrètement, pour venir en aide aux familles des mineurs en révolte du bassin minier de Gafsa, raconte M. Bedoui. Depuis la révolution, nous travaillons à visage découvert ». D'où l'immense popularité du Forum et de l'UGTT qui, par conséquent, peuvent sensibiliser l'opinion publique aux graves problèmes d'actualité : la pollution galopante dans la baie de Monastir, l'exploitation des gaz de schiste, les conditions de travail proches de l'esclavage pour les 70 000 ouvrières travaillant dans le textile dans la région de Monastir : « Le secteur du textile représente un tiers des entreprises industrielles de Tunisie, explique Hassine Mounir ; ce qui représente 20% du P.I.B. 74% sont des PME de moins de cent ouvriers et la grande majorité (86%) exportent vers l'Europe la totalité de leurs productions ». D'où leur grande fragilité : si l'Europe va mal, l'industrie textile tunisienne va mal.

Les donneurs d'ordres européens imposent leurs normes, leurs cadences, leurs prix, leurs contrats de travail -rédigés en français alors que la majorité des ouvrières, venues des régions déshéritées, analphabètes ou presque, sont incapables de comprendre ce qu'elles signent. Un exemple : une ouvrière dispose de 16 à 26 minutes pour confectionner une chemise ; son prix sortie d'usine sera de 3,5 euros, ,elle sera vendue en France entre 44 et 90 euros.

80% de ces jeunes femmes ont entre 16 et 35 ans, 61% sont célibataires et envoient 90% de leur salaire à leurs familles sans revenu : « Elles gagnent en moyenne 300 dinars par mois et en gardent 30 pour vivre ici. Elles n'ont pas assez pour manger correctement et souffrent de carences alimentaires et de troubles en tous genres » explique Hassine Mounir. Hébergées dans des foyers d'usine, elles dorment à six dans des chambres de 5 mètres carrés sans autre mobilier qu'un lit. Les espaces sanitaires et les réfectoires sont à la portion congrue.


Le désastre écologique de la baie de Monastir ne peut nous échapper : « C'est le résultat de la mondialisation, nous explique Abderramane Hedhili au bord du rivage ; le développement anarchique des entreprises internationales a pollué toute la baie. On a créé une station de traitement des eaux d'une capacité de 1 800 m3 alors qu'il en arrive 8 000 ! La salade verte prolifère dans la mer, les poissons meurent par milliers ; c'est un véritable cimetière. Des 300 pêcheurs d'autrefois, il n'en reste que 30 aujourd'hui. Nous nous battons depuis 2006 pour sauver la mer, il y a eu beaucoup de négociations mais il n'y a pas de volonté politique. »

Un secteur pourtant semble bien fonctionner : le ramassage de tonnes de sel sans iode dans les immenses lacs s'étendant entre Sousse et Monastir. Vendues à la Suède, elles serviront au salage des routes enneigées sans dommage pour les revêtements de sol !


« We love Bizerte »

A Bizerte, nouvelle facette de cette effervescence associative : nous découvrons d'autres jeunes, d'autres responsables de quelques-unes de ces 16 000 associations qui sont le cœur vivant de la Tunisie : dans la superbe Maison de sauvegarde de la médina de Bizerte nous attendent Yassine Annabi, président de l'association DERB (Développement Régional de Bizerte) qui travaille à l'égalité entre les régions est-ouest sur des créneaux économiques porteurs ; Kouloud Maknin, fondatrice de l'association « We love Bizerte » qui propose des stages à des jeunes en quête d'emploi dans les domaines du tourisme et du développement de la ville : « 250 jeunes ont déjà suivi nos stages, explique la jeune femme ; après une formation de 6 mois nous leur donnons un diplôme professionnel d'artisan grâce à des fonds américains. Plus de 50% sont des filles ». Autres interlocutrices : deux jeunes femmes membres du Croissant Rouge tunisien plus particulièrement tourné vers des formations sociales tels que le secourisme, la gestion de catastrophes naturelles ou encore les comportements à risque, l'aide aux précaires.

Et puis il y a aussi Driss Chérif, ancien employé de Total et vice-président de l'Association de Protection et de Sauvegarde du littoral de Bizerte qui s'est fait une spécialité du nettoyage des plages et de la création de sentiers de randonnées dans les forêts avoisinantes : « Chez nous, la randonnée n'existait pas, dit-il ; on cible les beaux endroits pour mettre en place des chemins près de Bizerte. La Tunisie a 1 300 kms de littoral et chez nous il est encore vierge. Il y a un gros travail à faire pour transmettre notre savoir faire ; nous avons des contacts avec le Conservatoire du littoral français ».

Demain dimanche, tous ces hommes et ces femmes de bonne volonté s'en iront de bonne heure transporter en camions vers les montagnes de l'ouest 60 citernes d'eau potable à des écoles pour que les enfants aient de l'eau à boire... Coût de l'opération : 25 000 dinars. « Avant la révolution, nos actions étaient modestes, explique le responsable ; maintenant nous avons de l'argent, 100 000 dinars par an grâce à la zakat ». L'impôt que chaque musulman est tenu de verser chaque année, l'un des cinq piliers de l'islam.

Autre paradoxe de ce pays : alors que 20% des réserves d'eau potable se trouvent dans le nord-ouest du pays, rien n'est distribué sur place. Tout est envoyé vers le sud et ses terres arides.


Les embarcations de la mort

Il y a eu encore les paroles d'espoir lancées par ce jeune architecte, Mohamed Amine, arrivé en retard parce qu'il travaillait, lui ! Heureux de participer par le biais de son agence à la sauvegarde du patrimoine de Bizerte.
Et encore Aslem Souli, 20 ans, étudiant en 2ème année de médecine, militant dans de nombreuses associations et proche d'Ettakatol, qui en 2011 vécut son baptême du feu révolutionnaire alors qu'il était encore lycéen et qui porte un regard lucide sur la situation actuelle : « La classe politique n'est pas à la hauteur, dit-il . Pour sortir de la crise économique, il y a trois solutions : une bonne gouvernance qui travaille sur le système fiscal ; que le citoyen n'attende pas que le gouvernement lui trouve du travail et que les amis de la Tunisie, l'Europe, les hommes d'affaires investissent chez nous. L'époque transitionnelle est difficile. Les jeunes sont impatients. J'aimerais qu'une élite soit à la hauteur ».

Militante d'Ennahdha, Rabeb Atig, 24 ans, étudiante en physique et journaliste occasionnelle pour « arrondir » ses fins de mois, dont le père a été emprisonné pendant 17 ans, porte le foulard depuis qu'elle a 12 ans. Aujourd'hui, après « des moments terribles avec la police » du temps de Ben Ali, elle vit librement sa foi : « Aujourd'hui, nous devons être instruits dans notre âme et notre esprit, dit-elle pleine d'enthousiasme. Je suis optimiste parce que les jeunes peuvent changer les choses, créer des places sur la scène politique ».

Interne en pédiatrie, membre du Croissant Rouge, Yassine Kalboussi, 24 ans, n'a pas « vécu le 14 janvier 2011 avec émotion » : « Je n'étais pas lésé par l'ancien régime, reconnaît-il ; j'ai eu 18 au bac, je suis entré à la fac avec la petite bourgeoisie. On était dans le flou. Maintenant on est fragile politiquement. Il y a un sentiment de peur chez les jeunes, ils sont instables. Je ne mets pas trop d'espoir dans le dialogue national dont les jeunes sont exclus. Les vraies questions, c'est l'économie, les relations avec l'Europe, les Etats-Unis, la France. »

Tous les trois sont d'accord pour dire que les droits de la femme, l'identité islamo-arabe sont des acquis qui ne posent plus de problème !

« Comment vivez-vous le départ de milliers de jeunes de la Tunisie, que faites-vous ? » a interrogé l'un de nous. Réponse embarrassée : « C'est un problème énorme, le gouvernement doit assumer ses responsabilités sur ses frontières, trouver des solutions d'urgence. A moyen et long terme, la responsabilité est partagée des deux côtés de la Méditerranée. C'est un choix politique de l'Union Européenne ». Tout de même, la compassion se fait plus forte lorsqu'il s'agit de tous ces malheureux perdus de Lampedusa : « Pour une bonne majorité, c'est une question de désespoir, dit Aslem. Le rôle des parents, des familles est important ». Rabeb raconte comment des mères ayant vendu de l'or et des bijoux pour payer le passage de leurs enfants sont allées manifester contre des policiers qui avaient empêché ces enfants de monter dans les embarcations de la mort...

Sont-ils représentatifs des 40% des moins de 25 ans, ces jeunes venus nous dire leur espérance ?


« On s'en fout du passé ! »
D'autres encore, rencontrés lors d'une soirée mémorable près de Sousse, chez l'amie Souad, maîtresse de maison ouverte et cultivée qui avait réuni autour d'elle une bonne vingtaine d'amis militant dans un fourmillement d'associations. On s'entasse sur les divans, on ajoute des chaises, on se serre les coudes,on monte la « clim » et la soirée s'envole dans une chaleureuse ambiance fraternelle: « Notre association s'occupe avant tout de culture et d'ouverture, explique Souad. Nous travaillons surtout l'approfondissement de la culture de l'identité ». Des colloques sur les droits de l'homme, des mouvements d'étudiants, la rédaction de livres pour enfants, des réalisations de pièces de théâtre : ici tout tourne autour de la culture.

Les toute jeunettes Tounissiet s'engagent à fond, elles, dans le développement personnel de leurs congénères : formation en deux ans des futures leaders féminines, apprentissage de la confiance en soi, débats sur la constitution, les droits de l'homme, l'héritage, les enfants abandonnés, les femmes rurales etc. Elles s'activent aussi autour du thème « islam et démocratie ». Ici, la plupart portent le foulard.

Un monsieur nous parle avec passion de son Association Internationale de soutien aux prisonniers politiques qui travaille à la réintégration des quelque 20 000 ex prisonniers dans la société civile en élaborant des micro-projets « pour relancer leur vie ». Un centre de réhabilitation, dont le projet est porté par un psychiatre présent lui aussi, devrait voir le jour prochainement. Il y a encore le Forum des savoirs qui propose des activités purement culturelles ; et l'association des Droits de l'Homme qui travaille sur liberté/équité. Et l'Observatoire tunisien des prisons. Et l'association Tawassol qui vient en aide aux handicapés et à leurs familles... Et encore, encore...

« On s'en fout du passé ! lance une jeune fille en foulard ; je veux de l'espoir dans une Tunisie qui accepte toutes nos différences ! »

« Vous voyez cette excellente floraison d'associations, conclut Souad. Dites-le en France ! Véhiculez une autre image ! »

A l'extérieur, au bout d'un chemin boueux nous attend notre bus. Il est 23 heures.
A ses côtés, une voiture de police ; deux hommes armés de fusils nous protègent.
Ce matin, sur une plage de Sousse, un gamin kamikaze est mort de désespoir.



Annette BRIERRE







mardi 26 novembre 2013

TUNISIE : AN 2 DE LA REVOLUTION (2) - La facture de 50 ans de dictature

Au soir du cinquième jour, à l'hôtel Marhaba beach de Sousse, les têtes commencent à tourner.

A mi-parcours du voyage, les idées s'entrechoquent, les images se superposent, les sentiments et les impressions s'amoncellent et s'embrouillent, deviennent confus...La surchauffe nous guette. On s'imagine en « essoreuse à salade », en « kaléidoscope », on a le tournis, on réclame du temps pour digérer, du silence, un comprimé pour soulager sa tête... D'autant que, ce matin à quelques centaines de mètres de notre hôtel, un lycéen kamikaze est mort sur une plage toute proche sans avoir pu activer sa bombe dans le hall de l'hôtel où le personnel l'avait repéré ; parti en courant vers la mer, il est mort en gardant son secret : a-t-il actionné lui-même sa bombe ou, comme l'ont suggéré dès le lendemain les médias tunisiens, l'engin explosif a-t-il été actionné à distance ? L'enquête le dira peut-être...

Quelques heures plus tard à Monastir, à quelques encablures, un autre lycéen était arrêté au moment où il tentait de déposer une bombe au mausolée de Habib Bourguiba.

Ces deux incidents dramatiques prouvent à quel point la situation politique est instable, fragile. A tout moment, la cocotte minute peut exploser.

Tout au long de notre voyage, nous tenterons, autant que faire ce peut, d'entrer le plus honnêtement possible dans ce dédale de convictions, de paroles contradictoires, parfois extrêmes d'un bord comme de l'autre. Difficile de se faire une opinion à peu près exacte de la situation réelle. Il faut accepter de mettre notre rationalité occidentale en veilleuse, d'adapter notre sens critique aux seules réalités locales et surtout de ne pas comparer avec la réalité française...


Au cœur du pouvoir

Samedi matin, à notre arrivée, nous étions reçus au Palais du Bardo, l'ancienne résidence des beys de Tunis, siège de l'Assemblée Nationale Constituante (ANC), par Merhézia Labidi que certains d'entre nous connaissent de longue date pour avoir partagé avec elle en France principalement de nombreuses et belles rencontres interreligieuses. Première vice-présidente de l'ANC, Merhézia a été élue députée au titre des Tunisiens de France sur la liste du parti Ennahdha, majoritaire au Parlement, aujourd'hui cible de critiques émanant de tous bords.

Accompagnée par deux amies députées d'Ennahdha -Aïcha Dhaoudi qui a connu la prison du temps de Ben Ali et Latifa Habachi, avocate- Merhézia a tout d'abord dit toute sa gratitude à ceux et celles qui lui ont permis d'être aujourd'hui la femme politique qu'elle est devenue : la Fraternité franciscaine, le Groupe Orsay, Religions pour la paix entre autres : « J'ai fait l'expérience de rencontrer l'autre, de croire différemment, de vivre différemment, de la politique différente », a-t-elle expliqué, rappelant que, pendant 25 ans, elle avait vécu la démocratie en France : « Je suis allée chercher un trésor ailleurs pour découvrir qu'il est chez nous ». Pour elle, « tous les éléments démocratiques existent en Tunisie ». Ne manquaient qu'une atmosphère saine, plurielle du temps de Ben Ali, le plus grand obstacle étant la méfiance.

Coincée entre deux géants, la Libye et l'Algérie, la petite Tunisie qui n'a pas de pétrole doit à son tour faire face aux deux fléaux internationaux : l'insécurité et le terrorisme. Par sa porosité avec la frontière libyenne, la Tunisie est devenue un lieu de passage pour des djihadistes entraînés et suréquipés se rendant soit en Afrique subsaharienne (Mali, Niger...) soit en Algérie. Cantonnés dans les monts Chaamli, au nord ouest de la Tunisie, ils ont transformé ces zones arides en lieux de combat avec des forces de l'ordre tunisiennes sous équipées et mal formées qui tentent de les déloger. Les accrochages sont fréquents. D'où d'importantes pertes humaines parmi les policiers, de plus en plus mal acceptées par la population tunisienne.

Quant au terrorisme -nous en avons été témoins- il s'est développé avec l'assassinat de Chokri Belaïd, un universitaire, en février et d'un député de l'opposition le 25 juillet dernier, Mohamed Brahmi, sans oublier les tentatives d'attentats perpétrés par ces jeunes « fous de Dieu » manipulés par des salafistes extrémistes leur faisant miroiter un départ pour la Syrie où ils rejoindraient les rangs de la rébellion djihadiste. L'armée, contrairement à l'Egypte, se tient à l'écart de la politique. Cinquante personnalités politiques, dont Merhézia Labidi, sont placées sous surveillance policière.


Des petits pas positifs


Notre rencontre au palais du Bardo a coïncidé, par chance, avec la reprise des débats des parlementaires, suspendus depuis un mois par le président de l'ANC : « Il y a eu beaucoup de sagesse dans cette décision de suspension, estime la vice-présidente de l'ANC. Cela a permis à des initiatives de dialogue de se mettre en place ; surtout celle représentée par le Quartet ».

La feuille de route élaborée par le Quartet (composé du syndicat patronal UTICA, du puissant syndicat UGTT fort de 800 000 adhérents, de la Ligue Tunisienne des Droits de l'Homme et de l'Ordre des avocats, toujours resté politiquement indépendant) et portée par le « dialogue national » doit permettre d'obtenir que l'ANC mette rapidement un point final à la Constitution, sur le feu depuis plus de deux ans, de former l'instance qui gérera les prochaines élections, de fixer la date de ces élections ; parallèlement le chef du gouvernement doit démissionner ainsi que son gouvernement. Un nouveau Premier ministre doit être élu pour 6 mois et son gouvernement désigné.

Pendant notre séjour, plusieurs petits pas ont été accomplis positivement : le redémarrage des travaux de l'ANC, la cinquantaine de députés de l'opposition qui s'étaient retirés de l'Assemblée depuis trois mois en signe de protestation après l'assassinat de leur collègue Mohamed Brahmi, ont réintégré leurs sièges dans l'hémicycle, sous les applaudissements de leurs collègues ; le fameux article 141 du projet de Constitution qui faisait couler des flots d'encre tant il paraissait dangereux pour la démocratie (« l'islam est la religion de l'Etat ») a finalement été retiré du projet. Un bi-national pourra se présenter à la Présidence de la République, quitte à abandonner sa seconde nationalité en cas de victoire.

Par contre les représentants des différents partis n'ont pas pu se mettre d'accord sur le nom du futur Premier ministre, Ennahdha, minoritaire cette fois, s'obstinant à voter pour Mohamed Mestiri, l'opposition se montrant incapable de se rassembler sur un nom... D'où le renvoi sine die de cette question cruciale. D'où un nouveau blocage dans le processus de mise en place d'un gouvernement stable et pérenne.

« 500 mosquées données aux djihadistes »


Mohamed Kamel Jendoubi qui présida l'Instance Supérieure Indépendante (ISI) pour les élections du 23 octobre 2011 et qui se réclame de la Ligue Tunisienne des Droits de l'Homme, estime que « si l'Etat ne donne pas les moyens de faire l'élection, il n'y aura pas d'élection ». Son analyse de la situation présente n'est guère optimiste : « L'ANC s'est accaparée tous les pouvoirs, nous ne pouvons rien faire, dit-il. L'immaturité est affligeante. Ennahdha a donné près de 500 mosquées aux djihadistes. Que veulent-ils faire ? L'avenir se construit où : au Qatar et en Arabie Saoudite, les parrains de la transition démocratique ?Quant aux jeunes, ils ont osé informer mais maintenant il y a trop de désinformation par les réseaux sociaux. » Avec 1,7 million d'analphabètes, le pays risque de prêter le flanc à bien des dérives lors des prochaines élections. Pourtant, Kamel Jendoubi atténue ses propos à l'égard du parti majoritaire : « Je souhaite qu'Ennahdha soit divisé en deux ou trois, dit-il ; pas qu'il explose ».

Karima Souid et Samir Taieb, tous deux députés de l'opposition, membres du parti Al Masar proche du Parti Communiste, font partie de cette cinquantaine d'élus à avoir déserté l'hémicycle pendant trois mois. Ils viennent de le réintégrer. Née aux Minguettes, ce quartier populaire de la banlieue lyonnaise, Karima Souid, bi-nationale, avoue son handicap de ne pas « lire l'arabe ». D'abord membre du parti Ettakatol dont elle partageait les valeurs, la jeune femme a rejoint les rangs du parti El Masar, estimant qu'Ettakatol, l'un des partis de la troïka au pouvoir, « s'était laissé dominer par les islamistes d'Ennahdha ».

Médecin radiologue, cette jeune femme députée découvre elle aussi la politique en même temps que la révolution. Inscrite dans un petit parti de centre droit qui n'a récolté que 80 000 voix aux élections et a obtenu 4 sièges, elle appartient à la commission du consensus de l'ANC qui travaille actuellement à la préservation des acquis concernant les conventions internationales signées par la Tunisie et que certains voudraient remettre en cause. Vieux routier de la politique, Samir Taieb affirme : « Nous ne sommes pas des éradicateurs, nous souhaitons qu'Ennahdha ait une place importante sur l'échiquier politique ! Aujourd'hui, il se comporte comme le RCD, l'ancien parti au pouvoir de Ben Ali. Ennahdha doit intégrer l'opposition pour un certain temps, pour apprendre la démocratie ».

Ce que souhaitent ces élus de l'opposition, y compris Bochra Belhajda, avocate, féministe très présente dans les médias y compris français et membre du parti Nidaa Tounes, le nouveau parti de gauche qui a le vent en poupe, c'est avant tout se regrouper pour affronter plus forts le parti majoritaire et faire aboutir leurs idées : « Nous ne pouvons pas construire une société avec un seul parti, estime l'avocate ; nous avons une expérience exceptionnelle de gens venant de tous horizons avec lesquels nous pouvons fonctionner. La troïka croyait représenter tout le monde, ce qui est faux ».

Tous réclament davantage de fermeté face au terrorisme : « Nous sommes en guerre contre le terrorisme, disent-ils ; nous sommes au stade des ceintures explosives ; en face de cela, il n'y a pas de véritable politique gouvernementale. L'ANC n'a pas condamné le terrorisme. Il y a une grande tolérance à l'égard de la violence ».



« Le courage politique nous manque »

Petit-fils de Dolores Ibarruri, la célèbre « Pasionaria », héroïne de la guerre civile espagnole déportée à Dachau et d'un grand père également héros de la République espagnole, Khayam Turki apparaît comme un homme-pont entre deux modes de pensée, entre deux mondes : l'arabo-musulman et l'occidental.

Secrétaire général adjoint d'Ettakatol, ce quadragénaire diplômé de Sciences-Po Paris, de l'IHEC et de l'Université américaine du Caire se passionne pour le monde de l'économie et des finances et marche sur les traces de son père, diplomate tunisien.

Avec beaucoup d'émotion, il nous dit son « ambivalence interne : entre joie extrême et beaucoup de tristesse » face à la situation actuelle. Joie extrême devant le soulèvement populaire pacifique et grande tristesse de voir que les pauvres qui ont fait cette révolution sont aujourd'hui oubliés. Comment oublier tous ces jeunes morts à moins de 100 kms de Tunis, en quête d'un eldorado que, pour beaucoup, ils n'atteindront jamais ?

« Depuis deux ans, on se dispute sur une bipolarité idéologique, dit Khayam Turki. Dans l'arrière-boutique, ils nous attendent. Cette terre ne nous a jamais habitués à des conflits sanglants. Tout est fragile. Bourguiba a cru que pour être démocrate il fallait bousculer notre identité. On a peur parce qu'on n'a pas de sauveur. Notre sauveur, c'est la Constitution ! Une partie bien formée de la population sait que c'est une chance inouïe, d'où notre angoisse actuelle. Chacun de nous a vécu sa révolution, un sentiment de chaos pour les uns, d'inachevé pour les autres. A l'intérieur de l'ANC, il y a 217 ADN différents. La Constitution doit être la photo de la Tunisie dans 50-60 ans, pas seulement de celle d'aujourd'hui. »

Fort du recul que lui procure sa position internationale, Khayam Turki s'interroge sur les moyens de réduire la fracture sociale qui ne cesse de s'aggraver entre les régions : « La seule façon de développer une région pauvre, estime-t-il, c'est de créer une élite locale, des entrepreneurs locaux ; il faut promouvoir un club des pays démocratiques capable d'inciter les autres pays à devenir démocratiques ; que la Tunisie puisse devenir le chantre du combat contre les dettes odieuses ; que la Tunisie joue un rôle de médiateur dans les conflits internationaux ; que la Tunisie devienne le siège d'un observatoire de la femme arabe et musulmane. »

« Le courage politique nous manque, dit encore le petit-fils de la Pasionaria. La jeunesse veut vivre autre chose. Par pudeur, ils respectent les anciens qui se bousculent au portillon. L'élection à venir est la dernière pour ces gens-là. Ils iront s'affronter une dernière fois. Nous sommes en train de payer la facture de 50 ans de dictature ».


En quelques rencontres, nous aurons accueilli un spectre très large d'arguments politiques défendus par les uns et les autres pour aider la Tunisie à sortir de son marasme actuel. Chacun présente ses solutions, soutient ses thèses, développe ses théories...

La politique est un art difficile qui requiert du temps et de la patience...




Annette BRIERRE





TUNISIE : AN 2 DE LA REVOLUTION (1) - Le temps du partage

Envie de faire partager ce voyage en Tunisie à ceux qui aime le monde arabe et ses incroyables richesses. A ceux qui acceptent de se décentrer de leurs a priori et de leurs certitudes souvent mortifères...
Envie de raconter ce que furent ces journées consacrées à la rencontre d'ailleurs si proches et pourtant si complexes.
Au retour d'un voyage d'études -du 25 octobre au 3 novembre- proposé par l'association "Chrétiens de la Méditerranée" en partenariat avec le CCFD-Terre solidaire et l'association "Chemins de dialogue", j'ai rédigé une série de quatre articles constituant un reportage écrit au plus près des réalités tunisiennes. En toute liberté.


Le site archéologique de Dougga au nord ouest. Au fond, la frontière algérienne. ©DR

    

On rêvait d'un voyage. Ce fut une odyssée, une aventure multiforme qui portait « aux rivages lointains, aux rêves incertains » et, tout doucement sans y prendre garde ce fut un « monde nouveau qui s'ouvre à nos cerveaux » comme le chante Barbara.

Peu à peu cette odyssée s'incarnait en « petit djihad », comme une insensible et bienfaisante révolution intérieure...



Ce troisième voyage proposé par « Chrétiens de la Méditerranée » s'inscrivait tout naturellement dans le droit fil des précédents : le Liban pour de jeunes adultes en 2009, l'Egypte en 2012 et maintenant la Tunisie en 2013 en attendant la Palestine en 2014.

Nous étions 40 (25 venus de Paris et sa région, 15 de Marseille et sa région) à nous être laissés séduire par cet alléchant « voyage d'études » organisé par le réseau « Chrétiens de la Méditerranée » avec la participation de la revue marseillaise « Chemins de dialogue » et du CCFD-Terre Solidaire. Le trio pensant (Josette Gazzaniga, Jean-Claude Petit et Patrick Gérault) avait bien concocté le programme : d'abord nous faire rencontrer des hommes et des femmes politiques de haut niveau pour nous permettre de mieux appréhender les problèmes auxquels nous serions confrontés par la suite : économiques, sociaux, culturels, religieux entre autres.

Jean-Claude Petit, journaliste et président de « Chrétiens de la Méditerranée, le réseau citoyen des acteurs de paix » ne cessa de le dire et le redire à chacun de nos interlocuteurs tunisiens : «Nous sommes des citoyens, amis du monde arabe ».

 « Nous sommes favorables au dialogue du monde arabe et du monde chrétien pour la paix » ajoutait-il pour nos amis religieux.

De fait, ce voyage ne fut qu'une longue illustration de cette affirmation. Citoyens, laïcs, bien souvent engagés dans divers mouvements et associations, nous avons peu à peu découvert, absorbé, intégré, apprivoisé, aimé cette culture arabo-musulmane qui enserre tout le Maghreb et dont, bien souvent, nous ne connaissons que des bribes, voire des caricatures déformantes.

Certes, dix jours ne suffisent pas pour prétendre connaître un pays dans toute sa complexité mais au moins avons-nous eu le loisir d'en deviner quelques facettes.

Comment faire abstraction des 3 000 ans de civilisations d'une richesse prodigieuse qui ont façonné ce pays, en ont modelé tant les paysages que les hommes ? Comment oublier ces sarcophages phéniciens d'Utique dont les lourdes pierres furent apportées des montagnes voisines et cette émouvante nécropole du Tophet de Carthage où, vraisemblablement, des enfants furent sacrifiés aux divinités païennes ? Comment ne pas imaginer l'aqueduc long de 132 kms construit par l'empereur romain Hadrien, au 2ème siècle après J.C. qui transportait l'eau des monts de l'Atlas jusqu'à Carthage alors qu'aujourd'hui les enfants des écoles n'ont pas d'eau potable dans ces régions déshéritées ? Et, splendeur totale, surtout garder en mémoire, dans le cœur, ces centaines de mosaïques semblables à des tableaux qui, partout ornent de leur délicatesse les villas, les maisons, les murs des musées, témoignages de civilisations au summum du raffinement.



Summum du raffinement aussi que cette soirée offerte par l'Ensemble Vocal Aloes nous donnant un magnifique aperçu de son concert intitulé « Nafass », -le « souffle » en arabe et en hébreu. Une musique, des chants à l'universelle humanité.

Quelle belle leçon d'humanité partagée également que cette autre soirée musicale animée à notre hôtel de Carthage par un trio de tunisiennes talentueuses jouant de la musique traditionnelle ! Personne ne résista à l'appel de ces rythmes orientaux ; ni notre amie Africaine Irène qui donna l'élan, ni les serveurs du restaurant, ni le chef cuisinier, ni le réceptionniste, ni la jeune serveuse intimidée, ni même les deux petits plongeurs dansant avec leurs gants de protection !

Alors quoi ? Il ne nous restait plus qu'à nous, Français un peu intellos, un peu bridés dans nos élans corporels, un peu sur notre quant-à-soi occidental, à repousser les chaises et les tables, à faire place nette et à nous lancer dans la sarabande... le temps d'oublier ! Le temps du partage...




Annette BRIERRE