mardi 26 novembre 2013

TUNISIE : AN 2 DE LA REVOLUTION (2) - La facture de 50 ans de dictature

Au soir du cinquième jour, à l'hôtel Marhaba beach de Sousse, les têtes commencent à tourner.

A mi-parcours du voyage, les idées s'entrechoquent, les images se superposent, les sentiments et les impressions s'amoncellent et s'embrouillent, deviennent confus...La surchauffe nous guette. On s'imagine en « essoreuse à salade », en « kaléidoscope », on a le tournis, on réclame du temps pour digérer, du silence, un comprimé pour soulager sa tête... D'autant que, ce matin à quelques centaines de mètres de notre hôtel, un lycéen kamikaze est mort sur une plage toute proche sans avoir pu activer sa bombe dans le hall de l'hôtel où le personnel l'avait repéré ; parti en courant vers la mer, il est mort en gardant son secret : a-t-il actionné lui-même sa bombe ou, comme l'ont suggéré dès le lendemain les médias tunisiens, l'engin explosif a-t-il été actionné à distance ? L'enquête le dira peut-être...

Quelques heures plus tard à Monastir, à quelques encablures, un autre lycéen était arrêté au moment où il tentait de déposer une bombe au mausolée de Habib Bourguiba.

Ces deux incidents dramatiques prouvent à quel point la situation politique est instable, fragile. A tout moment, la cocotte minute peut exploser.

Tout au long de notre voyage, nous tenterons, autant que faire ce peut, d'entrer le plus honnêtement possible dans ce dédale de convictions, de paroles contradictoires, parfois extrêmes d'un bord comme de l'autre. Difficile de se faire une opinion à peu près exacte de la situation réelle. Il faut accepter de mettre notre rationalité occidentale en veilleuse, d'adapter notre sens critique aux seules réalités locales et surtout de ne pas comparer avec la réalité française...


Au cœur du pouvoir

Samedi matin, à notre arrivée, nous étions reçus au Palais du Bardo, l'ancienne résidence des beys de Tunis, siège de l'Assemblée Nationale Constituante (ANC), par Merhézia Labidi que certains d'entre nous connaissent de longue date pour avoir partagé avec elle en France principalement de nombreuses et belles rencontres interreligieuses. Première vice-présidente de l'ANC, Merhézia a été élue députée au titre des Tunisiens de France sur la liste du parti Ennahdha, majoritaire au Parlement, aujourd'hui cible de critiques émanant de tous bords.

Accompagnée par deux amies députées d'Ennahdha -Aïcha Dhaoudi qui a connu la prison du temps de Ben Ali et Latifa Habachi, avocate- Merhézia a tout d'abord dit toute sa gratitude à ceux et celles qui lui ont permis d'être aujourd'hui la femme politique qu'elle est devenue : la Fraternité franciscaine, le Groupe Orsay, Religions pour la paix entre autres : « J'ai fait l'expérience de rencontrer l'autre, de croire différemment, de vivre différemment, de la politique différente », a-t-elle expliqué, rappelant que, pendant 25 ans, elle avait vécu la démocratie en France : « Je suis allée chercher un trésor ailleurs pour découvrir qu'il est chez nous ». Pour elle, « tous les éléments démocratiques existent en Tunisie ». Ne manquaient qu'une atmosphère saine, plurielle du temps de Ben Ali, le plus grand obstacle étant la méfiance.

Coincée entre deux géants, la Libye et l'Algérie, la petite Tunisie qui n'a pas de pétrole doit à son tour faire face aux deux fléaux internationaux : l'insécurité et le terrorisme. Par sa porosité avec la frontière libyenne, la Tunisie est devenue un lieu de passage pour des djihadistes entraînés et suréquipés se rendant soit en Afrique subsaharienne (Mali, Niger...) soit en Algérie. Cantonnés dans les monts Chaamli, au nord ouest de la Tunisie, ils ont transformé ces zones arides en lieux de combat avec des forces de l'ordre tunisiennes sous équipées et mal formées qui tentent de les déloger. Les accrochages sont fréquents. D'où d'importantes pertes humaines parmi les policiers, de plus en plus mal acceptées par la population tunisienne.

Quant au terrorisme -nous en avons été témoins- il s'est développé avec l'assassinat de Chokri Belaïd, un universitaire, en février et d'un député de l'opposition le 25 juillet dernier, Mohamed Brahmi, sans oublier les tentatives d'attentats perpétrés par ces jeunes « fous de Dieu » manipulés par des salafistes extrémistes leur faisant miroiter un départ pour la Syrie où ils rejoindraient les rangs de la rébellion djihadiste. L'armée, contrairement à l'Egypte, se tient à l'écart de la politique. Cinquante personnalités politiques, dont Merhézia Labidi, sont placées sous surveillance policière.


Des petits pas positifs


Notre rencontre au palais du Bardo a coïncidé, par chance, avec la reprise des débats des parlementaires, suspendus depuis un mois par le président de l'ANC : « Il y a eu beaucoup de sagesse dans cette décision de suspension, estime la vice-présidente de l'ANC. Cela a permis à des initiatives de dialogue de se mettre en place ; surtout celle représentée par le Quartet ».

La feuille de route élaborée par le Quartet (composé du syndicat patronal UTICA, du puissant syndicat UGTT fort de 800 000 adhérents, de la Ligue Tunisienne des Droits de l'Homme et de l'Ordre des avocats, toujours resté politiquement indépendant) et portée par le « dialogue national » doit permettre d'obtenir que l'ANC mette rapidement un point final à la Constitution, sur le feu depuis plus de deux ans, de former l'instance qui gérera les prochaines élections, de fixer la date de ces élections ; parallèlement le chef du gouvernement doit démissionner ainsi que son gouvernement. Un nouveau Premier ministre doit être élu pour 6 mois et son gouvernement désigné.

Pendant notre séjour, plusieurs petits pas ont été accomplis positivement : le redémarrage des travaux de l'ANC, la cinquantaine de députés de l'opposition qui s'étaient retirés de l'Assemblée depuis trois mois en signe de protestation après l'assassinat de leur collègue Mohamed Brahmi, ont réintégré leurs sièges dans l'hémicycle, sous les applaudissements de leurs collègues ; le fameux article 141 du projet de Constitution qui faisait couler des flots d'encre tant il paraissait dangereux pour la démocratie (« l'islam est la religion de l'Etat ») a finalement été retiré du projet. Un bi-national pourra se présenter à la Présidence de la République, quitte à abandonner sa seconde nationalité en cas de victoire.

Par contre les représentants des différents partis n'ont pas pu se mettre d'accord sur le nom du futur Premier ministre, Ennahdha, minoritaire cette fois, s'obstinant à voter pour Mohamed Mestiri, l'opposition se montrant incapable de se rassembler sur un nom... D'où le renvoi sine die de cette question cruciale. D'où un nouveau blocage dans le processus de mise en place d'un gouvernement stable et pérenne.

« 500 mosquées données aux djihadistes »


Mohamed Kamel Jendoubi qui présida l'Instance Supérieure Indépendante (ISI) pour les élections du 23 octobre 2011 et qui se réclame de la Ligue Tunisienne des Droits de l'Homme, estime que « si l'Etat ne donne pas les moyens de faire l'élection, il n'y aura pas d'élection ». Son analyse de la situation présente n'est guère optimiste : « L'ANC s'est accaparée tous les pouvoirs, nous ne pouvons rien faire, dit-il. L'immaturité est affligeante. Ennahdha a donné près de 500 mosquées aux djihadistes. Que veulent-ils faire ? L'avenir se construit où : au Qatar et en Arabie Saoudite, les parrains de la transition démocratique ?Quant aux jeunes, ils ont osé informer mais maintenant il y a trop de désinformation par les réseaux sociaux. » Avec 1,7 million d'analphabètes, le pays risque de prêter le flanc à bien des dérives lors des prochaines élections. Pourtant, Kamel Jendoubi atténue ses propos à l'égard du parti majoritaire : « Je souhaite qu'Ennahdha soit divisé en deux ou trois, dit-il ; pas qu'il explose ».

Karima Souid et Samir Taieb, tous deux députés de l'opposition, membres du parti Al Masar proche du Parti Communiste, font partie de cette cinquantaine d'élus à avoir déserté l'hémicycle pendant trois mois. Ils viennent de le réintégrer. Née aux Minguettes, ce quartier populaire de la banlieue lyonnaise, Karima Souid, bi-nationale, avoue son handicap de ne pas « lire l'arabe ». D'abord membre du parti Ettakatol dont elle partageait les valeurs, la jeune femme a rejoint les rangs du parti El Masar, estimant qu'Ettakatol, l'un des partis de la troïka au pouvoir, « s'était laissé dominer par les islamistes d'Ennahdha ».

Médecin radiologue, cette jeune femme députée découvre elle aussi la politique en même temps que la révolution. Inscrite dans un petit parti de centre droit qui n'a récolté que 80 000 voix aux élections et a obtenu 4 sièges, elle appartient à la commission du consensus de l'ANC qui travaille actuellement à la préservation des acquis concernant les conventions internationales signées par la Tunisie et que certains voudraient remettre en cause. Vieux routier de la politique, Samir Taieb affirme : « Nous ne sommes pas des éradicateurs, nous souhaitons qu'Ennahdha ait une place importante sur l'échiquier politique ! Aujourd'hui, il se comporte comme le RCD, l'ancien parti au pouvoir de Ben Ali. Ennahdha doit intégrer l'opposition pour un certain temps, pour apprendre la démocratie ».

Ce que souhaitent ces élus de l'opposition, y compris Bochra Belhajda, avocate, féministe très présente dans les médias y compris français et membre du parti Nidaa Tounes, le nouveau parti de gauche qui a le vent en poupe, c'est avant tout se regrouper pour affronter plus forts le parti majoritaire et faire aboutir leurs idées : « Nous ne pouvons pas construire une société avec un seul parti, estime l'avocate ; nous avons une expérience exceptionnelle de gens venant de tous horizons avec lesquels nous pouvons fonctionner. La troïka croyait représenter tout le monde, ce qui est faux ».

Tous réclament davantage de fermeté face au terrorisme : « Nous sommes en guerre contre le terrorisme, disent-ils ; nous sommes au stade des ceintures explosives ; en face de cela, il n'y a pas de véritable politique gouvernementale. L'ANC n'a pas condamné le terrorisme. Il y a une grande tolérance à l'égard de la violence ».



« Le courage politique nous manque »

Petit-fils de Dolores Ibarruri, la célèbre « Pasionaria », héroïne de la guerre civile espagnole déportée à Dachau et d'un grand père également héros de la République espagnole, Khayam Turki apparaît comme un homme-pont entre deux modes de pensée, entre deux mondes : l'arabo-musulman et l'occidental.

Secrétaire général adjoint d'Ettakatol, ce quadragénaire diplômé de Sciences-Po Paris, de l'IHEC et de l'Université américaine du Caire se passionne pour le monde de l'économie et des finances et marche sur les traces de son père, diplomate tunisien.

Avec beaucoup d'émotion, il nous dit son « ambivalence interne : entre joie extrême et beaucoup de tristesse » face à la situation actuelle. Joie extrême devant le soulèvement populaire pacifique et grande tristesse de voir que les pauvres qui ont fait cette révolution sont aujourd'hui oubliés. Comment oublier tous ces jeunes morts à moins de 100 kms de Tunis, en quête d'un eldorado que, pour beaucoup, ils n'atteindront jamais ?

« Depuis deux ans, on se dispute sur une bipolarité idéologique, dit Khayam Turki. Dans l'arrière-boutique, ils nous attendent. Cette terre ne nous a jamais habitués à des conflits sanglants. Tout est fragile. Bourguiba a cru que pour être démocrate il fallait bousculer notre identité. On a peur parce qu'on n'a pas de sauveur. Notre sauveur, c'est la Constitution ! Une partie bien formée de la population sait que c'est une chance inouïe, d'où notre angoisse actuelle. Chacun de nous a vécu sa révolution, un sentiment de chaos pour les uns, d'inachevé pour les autres. A l'intérieur de l'ANC, il y a 217 ADN différents. La Constitution doit être la photo de la Tunisie dans 50-60 ans, pas seulement de celle d'aujourd'hui. »

Fort du recul que lui procure sa position internationale, Khayam Turki s'interroge sur les moyens de réduire la fracture sociale qui ne cesse de s'aggraver entre les régions : « La seule façon de développer une région pauvre, estime-t-il, c'est de créer une élite locale, des entrepreneurs locaux ; il faut promouvoir un club des pays démocratiques capable d'inciter les autres pays à devenir démocratiques ; que la Tunisie puisse devenir le chantre du combat contre les dettes odieuses ; que la Tunisie joue un rôle de médiateur dans les conflits internationaux ; que la Tunisie devienne le siège d'un observatoire de la femme arabe et musulmane. »

« Le courage politique nous manque, dit encore le petit-fils de la Pasionaria. La jeunesse veut vivre autre chose. Par pudeur, ils respectent les anciens qui se bousculent au portillon. L'élection à venir est la dernière pour ces gens-là. Ils iront s'affronter une dernière fois. Nous sommes en train de payer la facture de 50 ans de dictature ».


En quelques rencontres, nous aurons accueilli un spectre très large d'arguments politiques défendus par les uns et les autres pour aider la Tunisie à sortir de son marasme actuel. Chacun présente ses solutions, soutient ses thèses, développe ses théories...

La politique est un art difficile qui requiert du temps et de la patience...




Annette BRIERRE





Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire