A mi-parcours du voyage, les idées
s'entrechoquent, les images se superposent, les sentiments et les
impressions s'amoncellent et s'embrouillent, deviennent confus...La
surchauffe nous guette. On s'imagine en « essoreuse à
salade », en « kaléidoscope », on a le tournis, on
réclame du temps pour digérer, du silence, un comprimé pour
soulager sa tête... D'autant que, ce matin à quelques centaines de
mètres de notre hôtel, un lycéen kamikaze est mort sur une plage
toute proche sans avoir pu activer sa bombe dans le hall de l'hôtel
où le personnel l'avait repéré ; parti en courant vers la
mer, il est mort en gardant son secret : a-t-il actionné
lui-même sa bombe ou, comme l'ont suggéré dès le lendemain les
médias tunisiens, l'engin explosif a-t-il été actionné à
distance ? L'enquête le dira peut-être...
Quelques heures plus tard à Monastir,
à quelques encablures, un autre lycéen était arrêté au moment où
il tentait de déposer une bombe au mausolée de Habib Bourguiba.
Ces deux incidents dramatiques prouvent
à quel point la situation politique est instable, fragile. A tout
moment, la cocotte minute peut exploser.
Tout au long de notre voyage, nous
tenterons, autant que faire ce peut, d'entrer le plus honnêtement
possible dans ce dédale de convictions, de paroles contradictoires,
parfois extrêmes d'un bord comme de l'autre. Difficile de se faire
une opinion à peu près exacte de la situation réelle. Il faut
accepter de mettre notre rationalité occidentale en veilleuse,
d'adapter notre sens critique aux seules réalités locales et
surtout de ne pas comparer avec la réalité française...
Au cœur du pouvoir
Samedi matin, à notre arrivée, nous
étions reçus au Palais du Bardo, l'ancienne résidence des beys de
Tunis, siège de l'Assemblée Nationale Constituante (ANC), par
Merhézia Labidi que certains d'entre nous connaissent de longue date
pour avoir partagé avec elle en France principalement de nombreuses
et belles rencontres interreligieuses. Première vice-présidente de
l'ANC, Merhézia a été élue députée au titre des Tunisiens de
France sur la liste du parti Ennahdha, majoritaire au Parlement,
aujourd'hui cible de critiques émanant de tous bords.
Accompagnée par deux amies députées
d'Ennahdha -Aïcha Dhaoudi qui a connu la prison du temps de Ben Ali
et Latifa Habachi, avocate- Merhézia a tout d'abord dit toute sa
gratitude à ceux et celles qui lui ont permis d'être aujourd'hui la
femme politique qu'elle est devenue : la Fraternité
franciscaine, le Groupe Orsay, Religions pour la paix entre autres :
« J'ai fait l'expérience de rencontrer l'autre, de croire
différemment, de vivre différemment, de la politique différente »,
a-t-elle expliqué, rappelant que, pendant 25 ans, elle avait vécu
la démocratie en France : « Je suis allée chercher un
trésor ailleurs pour découvrir qu'il est chez nous ». Pour
elle, « tous les éléments démocratiques existent en
Tunisie ». Ne manquaient qu'une atmosphère saine, plurielle du
temps de Ben Ali, le plus grand obstacle étant la méfiance.
Coincée entre deux géants, la Libye
et l'Algérie, la petite Tunisie qui n'a pas de pétrole doit à son
tour faire face aux deux fléaux internationaux : l'insécurité
et le terrorisme. Par sa porosité avec la frontière libyenne, la
Tunisie est devenue un lieu de passage pour des djihadistes entraînés
et suréquipés se rendant soit en Afrique subsaharienne (Mali,
Niger...) soit en Algérie. Cantonnés dans les monts Chaamli, au
nord ouest de la Tunisie, ils ont transformé ces zones arides en
lieux de combat avec des forces de l'ordre tunisiennes sous équipées
et mal formées qui tentent de les déloger. Les accrochages sont
fréquents. D'où d'importantes pertes humaines parmi les policiers,
de plus en plus mal acceptées par la population tunisienne.
Quant au terrorisme -nous en avons été
témoins- il s'est développé avec l'assassinat de Chokri Belaïd,
un universitaire, en février et d'un député de l'opposition le 25
juillet dernier, Mohamed Brahmi, sans oublier les tentatives
d'attentats perpétrés par ces jeunes « fous de Dieu »
manipulés par des salafistes extrémistes leur faisant miroiter un
départ pour la Syrie où ils rejoindraient les rangs de la rébellion
djihadiste. L'armée, contrairement à l'Egypte, se tient à l'écart
de la politique. Cinquante personnalités politiques, dont Merhézia
Labidi, sont placées sous surveillance policière.
Des petits pas positifs
Notre rencontre au palais du Bardo a
coïncidé, par chance, avec la reprise des débats des
parlementaires, suspendus depuis un mois par le président de l'ANC :
« Il y a eu beaucoup de sagesse dans cette décision de
suspension, estime la vice-présidente de l'ANC. Cela a permis à des
initiatives de dialogue de se mettre en place ; surtout celle
représentée par le Quartet ».
La feuille de route élaborée par le
Quartet (composé du syndicat patronal UTICA, du puissant syndicat
UGTT fort de 800 000 adhérents, de la Ligue Tunisienne des Droits de
l'Homme et de l'Ordre des avocats, toujours resté politiquement
indépendant) et portée par le « dialogue national »
doit permettre d'obtenir que l'ANC mette rapidement un point final à
la Constitution, sur le feu depuis plus de deux ans, de former
l'instance qui gérera les prochaines élections, de fixer la date de
ces élections ; parallèlement le chef du gouvernement doit
démissionner ainsi que son gouvernement. Un nouveau Premier ministre
doit être élu pour 6 mois et son gouvernement désigné.
Pendant notre séjour, plusieurs petits
pas ont été accomplis positivement : le redémarrage des travaux de
l'ANC, la cinquantaine de députés de l'opposition qui s'étaient
retirés de l'Assemblée depuis trois mois en signe de protestation
après l'assassinat de leur collègue Mohamed Brahmi, ont réintégré
leurs sièges dans l'hémicycle, sous les applaudissements de leurs
collègues ; le fameux article 141 du projet de Constitution qui
faisait couler des flots d'encre tant il paraissait dangereux pour la
démocratie (« l'islam est la religion de l'Etat ») a
finalement été retiré du projet. Un bi-national pourra se
présenter à la Présidence de la République, quitte à abandonner
sa seconde nationalité en cas de victoire.
Par contre les représentants des
différents partis n'ont pas pu se mettre d'accord sur le nom du
futur Premier ministre, Ennahdha, minoritaire cette fois,
s'obstinant à voter pour Mohamed Mestiri, l'opposition se montrant
incapable de se rassembler sur un nom... D'où le renvoi sine die de
cette question cruciale. D'où un nouveau blocage dans le processus
de mise en place d'un gouvernement stable et pérenne.
« 500 mosquées données aux
djihadistes »
Mohamed Kamel Jendoubi qui présida
l'Instance Supérieure Indépendante (ISI) pour les élections du 23
octobre 2011 et qui se réclame de la Ligue Tunisienne des Droits de
l'Homme, estime que « si l'Etat ne donne pas les moyens de
faire l'élection, il n'y aura pas d'élection ». Son analyse
de la situation présente n'est guère optimiste : « L'ANC
s'est accaparée tous les pouvoirs, nous ne pouvons rien faire,
dit-il. L'immaturité est affligeante. Ennahdha a donné près de 500
mosquées aux djihadistes. Que veulent-ils faire ? L'avenir se
construit où : au Qatar et en Arabie Saoudite, les
parrains de la transition démocratique ?Quant aux jeunes, ils
ont osé informer mais maintenant il y a trop de désinformation par
les réseaux sociaux. » Avec 1,7 million d'analphabètes, le
pays risque de prêter le flanc à bien des dérives lors des
prochaines élections. Pourtant, Kamel Jendoubi atténue ses propos à
l'égard du parti majoritaire : « Je souhaite qu'Ennahdha
soit divisé en deux ou trois, dit-il ; pas qu'il explose ».
Karima Souid et Samir Taieb, tous deux
députés de l'opposition, membres du parti Al Masar proche du Parti
Communiste, font partie de cette cinquantaine d'élus à avoir
déserté l'hémicycle pendant trois mois. Ils viennent de le
réintégrer. Née aux Minguettes, ce quartier populaire de la
banlieue lyonnaise, Karima Souid, bi-nationale, avoue son handicap de
ne pas « lire l'arabe ». D'abord membre du parti
Ettakatol dont elle partageait les valeurs, la jeune femme a rejoint
les rangs du parti El Masar, estimant qu'Ettakatol, l'un des partis
de la troïka au pouvoir, « s'était laissé dominer par les
islamistes d'Ennahdha ».
Médecin radiologue, cette jeune femme
députée découvre elle aussi la politique en même temps que la
révolution. Inscrite dans un petit parti de centre droit qui n'a
récolté que 80 000 voix aux élections et a obtenu 4 sièges, elle
appartient à la commission du consensus de l'ANC qui travaille
actuellement à la préservation des acquis concernant les
conventions internationales signées par la Tunisie et que certains
voudraient remettre en cause. Vieux routier de la politique, Samir
Taieb affirme : « Nous ne sommes pas des éradicateurs,
nous souhaitons qu'Ennahdha ait une place importante sur l'échiquier
politique ! Aujourd'hui, il se comporte comme le RCD, l'ancien
parti au pouvoir de Ben Ali. Ennahdha doit intégrer l'opposition
pour un certain temps, pour apprendre la démocratie ».
Ce que souhaitent ces élus de
l'opposition, y compris Bochra Belhajda, avocate, féministe très
présente dans les médias y compris français et membre du parti
Nidaa Tounes, le nouveau parti de gauche qui a le vent en poupe,
c'est avant tout se regrouper pour affronter plus forts le parti
majoritaire et faire aboutir leurs idées : « Nous ne
pouvons pas construire une société avec un seul parti, estime
l'avocate ; nous avons une expérience exceptionnelle de gens
venant de tous horizons avec lesquels nous pouvons fonctionner. La
troïka croyait représenter tout le monde, ce qui est faux ».
Tous réclament davantage de fermeté
face au terrorisme : « Nous sommes en guerre contre le
terrorisme, disent-ils ; nous sommes au stade des ceintures
explosives ; en face de cela, il n'y a pas de véritable
politique gouvernementale. L'ANC n'a pas condamné le terrorisme. Il
y a une grande tolérance à l'égard de la violence ».
« Le courage politique nous
manque »
Petit-fils de Dolores Ibarruri, la
célèbre « Pasionaria », héroïne de la guerre civile
espagnole déportée à Dachau et d'un grand père également héros
de la République espagnole, Khayam Turki apparaît comme un
homme-pont entre deux modes de pensée, entre deux mondes :
l'arabo-musulman et l'occidental.
Secrétaire général adjoint
d'Ettakatol, ce quadragénaire diplômé de Sciences-Po Paris, de
l'IHEC et de l'Université américaine du Caire se passionne pour le
monde de l'économie et des finances et marche sur les traces de son
père, diplomate tunisien.
Avec beaucoup d'émotion, il nous dit
son « ambivalence interne : entre joie extrême et
beaucoup de tristesse » face à la situation actuelle. Joie
extrême devant le soulèvement populaire pacifique et grande
tristesse de voir que les pauvres qui ont fait cette révolution sont
aujourd'hui oubliés. Comment oublier tous ces jeunes morts à moins
de 100 kms de Tunis, en quête d'un eldorado que, pour beaucoup, ils
n'atteindront jamais ?
« Depuis deux ans, on se dispute
sur une bipolarité idéologique, dit Khayam Turki. Dans
l'arrière-boutique, ils nous attendent. Cette terre ne nous a jamais
habitués à des conflits sanglants. Tout est fragile. Bourguiba a
cru que pour être démocrate il fallait bousculer notre identité.
On a peur parce qu'on n'a pas de sauveur. Notre sauveur, c'est la
Constitution ! Une partie bien formée de la population sait que
c'est une chance inouïe, d'où notre angoisse actuelle. Chacun de
nous a vécu sa révolution, un sentiment de chaos pour les uns,
d'inachevé pour les autres. A l'intérieur de l'ANC, il y a 217 ADN
différents. La Constitution doit être la photo de la Tunisie dans
50-60 ans, pas seulement de celle d'aujourd'hui. »
Fort du recul que lui procure sa
position internationale, Khayam Turki s'interroge sur les moyens de
réduire la fracture sociale qui ne cesse de s'aggraver entre les
régions : « La seule façon de développer une région
pauvre, estime-t-il, c'est de créer une élite locale, des
entrepreneurs locaux ; il faut promouvoir un club des pays
démocratiques capable d'inciter les autres pays à devenir
démocratiques ; que la Tunisie puisse devenir le chantre du
combat contre les dettes odieuses ; que la Tunisie joue un rôle
de médiateur dans les conflits internationaux ; que la Tunisie
devienne le siège d'un observatoire de la femme arabe et
musulmane. »
« Le courage politique nous
manque, dit encore le petit-fils de la Pasionaria. La jeunesse veut
vivre autre chose. Par pudeur, ils respectent les anciens qui se
bousculent au portillon. L'élection à venir est la dernière pour
ces gens-là. Ils iront s'affronter une dernière fois. Nous sommes
en train de payer la facture de 50 ans de dictature ».
En quelques rencontres, nous aurons
accueilli un spectre très large d'arguments politiques défendus par
les uns et les autres pour aider la Tunisie à sortir de son marasme
actuel. Chacun présente ses solutions, soutient ses thèses,
développe ses théories...
La politique est un art difficile qui
requiert du temps et de la patience...
Annette BRIERRE
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