jeudi 28 novembre 2013

TUNISIE : AN 2 DE LA REVOLUTION (3) - Les associations : coeur vivant du pays

Un tissu économique qui s'effondre ; des investisseurs étrangers qui rechignent à s'installer ; un nombre de chômeurs qui a doublé en deux ans passant de 500 000 à un million ; une dette publique qui augmente chaque jour ; 40 000 jeunes qui déjà ont fui le pays ; d'autres qui se laissent séduire par les sirènes du djihadisme ; un fossé qui s'accroît de jour en jour entre les régions déshéritées et celles qui bénéficient de la manne du tourisme. Quel sombre tableau ! La pauvreté gagne du terrain partout et pourtant !

Pourtant nous suffoquons sous l'avalanche d'associations rencontrées ; nous crions «pouce » après avoir couru de Tunis à Bizerte, de Monastir à l'accueillante maison de Souad, en banlieue de Sousse à la rencontre de ceux qui, loin des tribunes médiatiques, font véritablement vivre le pays.

Le monde associatif déborde d'initiatives, regorge de vitalité, de courage. La société civile résiste contre vents et marées aux chicaneries politiques : « Nous n'avons jamais connu de tels changements en si peu de temps, nous dit Fathi Touzri, secrétaire d'Etat chargé de la Jeunesse qui nous reçoit au ministère de la Jeunesse et des Sports ; tout le pays est en effervescence. Il y a différentes formes de participation à la société civile, c'est merveilleux ! »

Organiser la liberté, consolider les institutions de la république, créer un rapport plus apaisé entre la société civile et les politiques : telles sont les priorités du secrétaire d'Etat, conscient des difficultés énormes à surmonter.

En tête de ces difficultés, le chômage bien sûr : « C'est notre priorité nationale, dit M. Touzri ; le nombre de demandeurs d'emploi est extrêmement élevé et ces jeunes traversent des années de braise. Comment ne pas transformer cette impatience en alibi de violence ? La société civile intervient mais l'Etat a des ressources limitées. Sa marge de manœuvre s'arrête aux marges de manœuvres budgétaires. Les inégalités régionales, de salaires sont considérables. Beaucoup de menaces pèsent sur notre région : la violence qui vient de l'exclusion, du rejet, de l'absence de choix de vie. Cette violence peut être activée à tout moment quand ses mécanismes se mettent en place. »

Les représentants du Forum Tunisien Pour les Droits Economiques et Sociaux (Abdeljelil Bedoui, professeur d'économie à l'Université de Tunis et président du tout nouveau Observatoire Social Tunisien ; Abderramane Hedhili, président du Forum, Messaoud Ramdhani, responsable financier) ainsi que ceux de l'UGTT -Union Générale des Travailleurs Tunisiens- (Kacem Affaya, secrétaire général adjoint chargé des affaires internationales ; Sadok Heg Hassine) auxquels s'étaient joints Tarek Ben Hiba, conseiller général à Massy-Palaiseau en France et Abderrazek Belhaj Zékri, membre de la Ligue Tunisienne des Droits de l'Homme, nous fourniront de leur côté une foule d'informations relatives à la vie syndicale, économique, sociale, politique de leur pays. Subventionné par diverses ONG dont le CCFD-Terre solidaire et OXFAM, le Forum a été la pierre angulaire de l'organisation du Forum Social mondial qui s'est tenu à Tunis en mars dernier.


70 000 ouvrières du textile

A Tunis, au siège du Forum, comme à Monastir où nous serons reçus au siège local du forum par M. Hedhili et par Hassine Mounir, président pour la région de Monastir, nous découvrirons la réalité du terrain. Celle que nous sommes venus chercher ici, celle dont ne parlent que rarement les médias.

Les militants syndicaux se sont attelés aux deux grands secteurs économiques majeurs du pays : les mines de Gafsa et les usines de textile de Monastir : « Le Forum a été créé en 2008, secrètement, pour venir en aide aux familles des mineurs en révolte du bassin minier de Gafsa, raconte M. Bedoui. Depuis la révolution, nous travaillons à visage découvert ». D'où l'immense popularité du Forum et de l'UGTT qui, par conséquent, peuvent sensibiliser l'opinion publique aux graves problèmes d'actualité : la pollution galopante dans la baie de Monastir, l'exploitation des gaz de schiste, les conditions de travail proches de l'esclavage pour les 70 000 ouvrières travaillant dans le textile dans la région de Monastir : « Le secteur du textile représente un tiers des entreprises industrielles de Tunisie, explique Hassine Mounir ; ce qui représente 20% du P.I.B. 74% sont des PME de moins de cent ouvriers et la grande majorité (86%) exportent vers l'Europe la totalité de leurs productions ». D'où leur grande fragilité : si l'Europe va mal, l'industrie textile tunisienne va mal.

Les donneurs d'ordres européens imposent leurs normes, leurs cadences, leurs prix, leurs contrats de travail -rédigés en français alors que la majorité des ouvrières, venues des régions déshéritées, analphabètes ou presque, sont incapables de comprendre ce qu'elles signent. Un exemple : une ouvrière dispose de 16 à 26 minutes pour confectionner une chemise ; son prix sortie d'usine sera de 3,5 euros, ,elle sera vendue en France entre 44 et 90 euros.

80% de ces jeunes femmes ont entre 16 et 35 ans, 61% sont célibataires et envoient 90% de leur salaire à leurs familles sans revenu : « Elles gagnent en moyenne 300 dinars par mois et en gardent 30 pour vivre ici. Elles n'ont pas assez pour manger correctement et souffrent de carences alimentaires et de troubles en tous genres » explique Hassine Mounir. Hébergées dans des foyers d'usine, elles dorment à six dans des chambres de 5 mètres carrés sans autre mobilier qu'un lit. Les espaces sanitaires et les réfectoires sont à la portion congrue.


Le désastre écologique de la baie de Monastir ne peut nous échapper : « C'est le résultat de la mondialisation, nous explique Abderramane Hedhili au bord du rivage ; le développement anarchique des entreprises internationales a pollué toute la baie. On a créé une station de traitement des eaux d'une capacité de 1 800 m3 alors qu'il en arrive 8 000 ! La salade verte prolifère dans la mer, les poissons meurent par milliers ; c'est un véritable cimetière. Des 300 pêcheurs d'autrefois, il n'en reste que 30 aujourd'hui. Nous nous battons depuis 2006 pour sauver la mer, il y a eu beaucoup de négociations mais il n'y a pas de volonté politique. »

Un secteur pourtant semble bien fonctionner : le ramassage de tonnes de sel sans iode dans les immenses lacs s'étendant entre Sousse et Monastir. Vendues à la Suède, elles serviront au salage des routes enneigées sans dommage pour les revêtements de sol !


« We love Bizerte »

A Bizerte, nouvelle facette de cette effervescence associative : nous découvrons d'autres jeunes, d'autres responsables de quelques-unes de ces 16 000 associations qui sont le cœur vivant de la Tunisie : dans la superbe Maison de sauvegarde de la médina de Bizerte nous attendent Yassine Annabi, président de l'association DERB (Développement Régional de Bizerte) qui travaille à l'égalité entre les régions est-ouest sur des créneaux économiques porteurs ; Kouloud Maknin, fondatrice de l'association « We love Bizerte » qui propose des stages à des jeunes en quête d'emploi dans les domaines du tourisme et du développement de la ville : « 250 jeunes ont déjà suivi nos stages, explique la jeune femme ; après une formation de 6 mois nous leur donnons un diplôme professionnel d'artisan grâce à des fonds américains. Plus de 50% sont des filles ». Autres interlocutrices : deux jeunes femmes membres du Croissant Rouge tunisien plus particulièrement tourné vers des formations sociales tels que le secourisme, la gestion de catastrophes naturelles ou encore les comportements à risque, l'aide aux précaires.

Et puis il y a aussi Driss Chérif, ancien employé de Total et vice-président de l'Association de Protection et de Sauvegarde du littoral de Bizerte qui s'est fait une spécialité du nettoyage des plages et de la création de sentiers de randonnées dans les forêts avoisinantes : « Chez nous, la randonnée n'existait pas, dit-il ; on cible les beaux endroits pour mettre en place des chemins près de Bizerte. La Tunisie a 1 300 kms de littoral et chez nous il est encore vierge. Il y a un gros travail à faire pour transmettre notre savoir faire ; nous avons des contacts avec le Conservatoire du littoral français ».

Demain dimanche, tous ces hommes et ces femmes de bonne volonté s'en iront de bonne heure transporter en camions vers les montagnes de l'ouest 60 citernes d'eau potable à des écoles pour que les enfants aient de l'eau à boire... Coût de l'opération : 25 000 dinars. « Avant la révolution, nos actions étaient modestes, explique le responsable ; maintenant nous avons de l'argent, 100 000 dinars par an grâce à la zakat ». L'impôt que chaque musulman est tenu de verser chaque année, l'un des cinq piliers de l'islam.

Autre paradoxe de ce pays : alors que 20% des réserves d'eau potable se trouvent dans le nord-ouest du pays, rien n'est distribué sur place. Tout est envoyé vers le sud et ses terres arides.


Les embarcations de la mort

Il y a eu encore les paroles d'espoir lancées par ce jeune architecte, Mohamed Amine, arrivé en retard parce qu'il travaillait, lui ! Heureux de participer par le biais de son agence à la sauvegarde du patrimoine de Bizerte.
Et encore Aslem Souli, 20 ans, étudiant en 2ème année de médecine, militant dans de nombreuses associations et proche d'Ettakatol, qui en 2011 vécut son baptême du feu révolutionnaire alors qu'il était encore lycéen et qui porte un regard lucide sur la situation actuelle : « La classe politique n'est pas à la hauteur, dit-il . Pour sortir de la crise économique, il y a trois solutions : une bonne gouvernance qui travaille sur le système fiscal ; que le citoyen n'attende pas que le gouvernement lui trouve du travail et que les amis de la Tunisie, l'Europe, les hommes d'affaires investissent chez nous. L'époque transitionnelle est difficile. Les jeunes sont impatients. J'aimerais qu'une élite soit à la hauteur ».

Militante d'Ennahdha, Rabeb Atig, 24 ans, étudiante en physique et journaliste occasionnelle pour « arrondir » ses fins de mois, dont le père a été emprisonné pendant 17 ans, porte le foulard depuis qu'elle a 12 ans. Aujourd'hui, après « des moments terribles avec la police » du temps de Ben Ali, elle vit librement sa foi : « Aujourd'hui, nous devons être instruits dans notre âme et notre esprit, dit-elle pleine d'enthousiasme. Je suis optimiste parce que les jeunes peuvent changer les choses, créer des places sur la scène politique ».

Interne en pédiatrie, membre du Croissant Rouge, Yassine Kalboussi, 24 ans, n'a pas « vécu le 14 janvier 2011 avec émotion » : « Je n'étais pas lésé par l'ancien régime, reconnaît-il ; j'ai eu 18 au bac, je suis entré à la fac avec la petite bourgeoisie. On était dans le flou. Maintenant on est fragile politiquement. Il y a un sentiment de peur chez les jeunes, ils sont instables. Je ne mets pas trop d'espoir dans le dialogue national dont les jeunes sont exclus. Les vraies questions, c'est l'économie, les relations avec l'Europe, les Etats-Unis, la France. »

Tous les trois sont d'accord pour dire que les droits de la femme, l'identité islamo-arabe sont des acquis qui ne posent plus de problème !

« Comment vivez-vous le départ de milliers de jeunes de la Tunisie, que faites-vous ? » a interrogé l'un de nous. Réponse embarrassée : « C'est un problème énorme, le gouvernement doit assumer ses responsabilités sur ses frontières, trouver des solutions d'urgence. A moyen et long terme, la responsabilité est partagée des deux côtés de la Méditerranée. C'est un choix politique de l'Union Européenne ». Tout de même, la compassion se fait plus forte lorsqu'il s'agit de tous ces malheureux perdus de Lampedusa : « Pour une bonne majorité, c'est une question de désespoir, dit Aslem. Le rôle des parents, des familles est important ». Rabeb raconte comment des mères ayant vendu de l'or et des bijoux pour payer le passage de leurs enfants sont allées manifester contre des policiers qui avaient empêché ces enfants de monter dans les embarcations de la mort...

Sont-ils représentatifs des 40% des moins de 25 ans, ces jeunes venus nous dire leur espérance ?


« On s'en fout du passé ! »
D'autres encore, rencontrés lors d'une soirée mémorable près de Sousse, chez l'amie Souad, maîtresse de maison ouverte et cultivée qui avait réuni autour d'elle une bonne vingtaine d'amis militant dans un fourmillement d'associations. On s'entasse sur les divans, on ajoute des chaises, on se serre les coudes,on monte la « clim » et la soirée s'envole dans une chaleureuse ambiance fraternelle: « Notre association s'occupe avant tout de culture et d'ouverture, explique Souad. Nous travaillons surtout l'approfondissement de la culture de l'identité ». Des colloques sur les droits de l'homme, des mouvements d'étudiants, la rédaction de livres pour enfants, des réalisations de pièces de théâtre : ici tout tourne autour de la culture.

Les toute jeunettes Tounissiet s'engagent à fond, elles, dans le développement personnel de leurs congénères : formation en deux ans des futures leaders féminines, apprentissage de la confiance en soi, débats sur la constitution, les droits de l'homme, l'héritage, les enfants abandonnés, les femmes rurales etc. Elles s'activent aussi autour du thème « islam et démocratie ». Ici, la plupart portent le foulard.

Un monsieur nous parle avec passion de son Association Internationale de soutien aux prisonniers politiques qui travaille à la réintégration des quelque 20 000 ex prisonniers dans la société civile en élaborant des micro-projets « pour relancer leur vie ». Un centre de réhabilitation, dont le projet est porté par un psychiatre présent lui aussi, devrait voir le jour prochainement. Il y a encore le Forum des savoirs qui propose des activités purement culturelles ; et l'association des Droits de l'Homme qui travaille sur liberté/équité. Et l'Observatoire tunisien des prisons. Et l'association Tawassol qui vient en aide aux handicapés et à leurs familles... Et encore, encore...

« On s'en fout du passé ! lance une jeune fille en foulard ; je veux de l'espoir dans une Tunisie qui accepte toutes nos différences ! »

« Vous voyez cette excellente floraison d'associations, conclut Souad. Dites-le en France ! Véhiculez une autre image ! »

A l'extérieur, au bout d'un chemin boueux nous attend notre bus. Il est 23 heures.
A ses côtés, une voiture de police ; deux hommes armés de fusils nous protègent.
Ce matin, sur une plage de Sousse, un gamin kamikaze est mort de désespoir.



Annette BRIERRE







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