Pourtant nous suffoquons sous
l'avalanche d'associations rencontrées ; nous crions «pouce »
après avoir couru de Tunis à Bizerte, de Monastir à l'accueillante
maison de Souad, en banlieue de Sousse à la rencontre de ceux qui,
loin des tribunes médiatiques, font véritablement vivre le pays.
Le monde associatif déborde
d'initiatives, regorge de vitalité, de courage. La société civile
résiste contre vents et marées aux chicaneries politiques :
« Nous n'avons jamais connu de tels changements en si peu de
temps, nous dit Fathi Touzri, secrétaire d'Etat chargé de la
Jeunesse qui nous reçoit au ministère de la Jeunesse et des
Sports ; tout le pays est en effervescence. Il y a différentes
formes de participation à la société civile, c'est merveilleux ! »
Organiser la liberté, consolider les
institutions de la république, créer un rapport plus apaisé entre
la société civile et les politiques : telles sont les
priorités du secrétaire d'Etat, conscient des difficultés énormes
à surmonter.
En tête de ces difficultés, le
chômage bien sûr : « C'est notre priorité nationale,
dit M. Touzri ; le nombre de demandeurs d'emploi est extrêmement
élevé et ces jeunes traversent des années de braise. Comment ne
pas transformer cette impatience en alibi de violence ? La
société civile intervient mais l'Etat a des ressources limitées.
Sa marge de manœuvre s'arrête aux marges de manœuvres budgétaires.
Les inégalités régionales, de salaires sont considérables.
Beaucoup de menaces pèsent sur notre région : la violence qui
vient de l'exclusion, du rejet, de l'absence de choix de vie. Cette
violence peut être activée à tout moment quand ses mécanismes se
mettent en place. »
Les représentants du Forum Tunisien
Pour les Droits Economiques et Sociaux (Abdeljelil Bedoui, professeur
d'économie à l'Université de Tunis et président du tout nouveau
Observatoire Social Tunisien ; Abderramane Hedhili, président
du Forum, Messaoud Ramdhani, responsable financier) ainsi que ceux de
l'UGTT -Union Générale des Travailleurs Tunisiens- (Kacem Affaya,
secrétaire général adjoint chargé des affaires internationales ;
Sadok Heg Hassine) auxquels s'étaient joints Tarek Ben Hiba,
conseiller général à Massy-Palaiseau en France et Abderrazek
Belhaj Zékri, membre de la Ligue Tunisienne des Droits de l'Homme,
nous fourniront de leur côté une foule d'informations relatives à
la vie syndicale, économique, sociale, politique de leur pays.
Subventionné par diverses ONG dont le CCFD-Terre solidaire et OXFAM,
le Forum a été la pierre angulaire de l'organisation du Forum
Social mondial qui s'est tenu à Tunis en mars dernier.
70 000 ouvrières du textile
A Tunis, au siège du Forum, comme à
Monastir où nous serons reçus au siège local du forum par M.
Hedhili et par Hassine Mounir, président pour la région de
Monastir, nous découvrirons la réalité du terrain. Celle que nous
sommes venus chercher ici, celle dont ne parlent que rarement les
médias.
Les militants syndicaux se sont attelés
aux deux grands secteurs économiques majeurs du pays : les
mines de Gafsa et les usines de textile de Monastir : « Le
Forum a été créé en 2008, secrètement, pour venir en aide aux
familles des mineurs en révolte du bassin minier de Gafsa, raconte
M. Bedoui. Depuis la révolution, nous travaillons à visage
découvert ». D'où l'immense popularité du Forum et de l'UGTT
qui, par conséquent, peuvent sensibiliser l'opinion publique aux
graves problèmes d'actualité : la pollution galopante dans la
baie de Monastir, l'exploitation des gaz de schiste, les conditions
de travail proches de l'esclavage pour les 70 000 ouvrières
travaillant dans le textile dans la région de Monastir : « Le
secteur du textile représente un tiers des entreprises industrielles
de Tunisie, explique Hassine Mounir ; ce qui représente 20% du
P.I.B. 74% sont des PME de moins de cent ouvriers et la grande
majorité (86%) exportent vers l'Europe la totalité de leurs
productions ». D'où leur grande fragilité : si l'Europe
va mal, l'industrie textile tunisienne va mal.
Les donneurs d'ordres européens
imposent leurs normes, leurs cadences, leurs prix, leurs contrats de
travail -rédigés en français alors que la majorité des ouvrières,
venues des régions déshéritées, analphabètes ou presque, sont
incapables de comprendre ce qu'elles signent. Un exemple : une
ouvrière dispose de 16 à 26 minutes pour confectionner une
chemise ; son prix sortie d'usine sera de 3,5 euros, ,elle sera
vendue en France entre 44 et 90 euros.
80% de ces jeunes femmes ont entre 16
et 35 ans, 61% sont célibataires et envoient 90% de leur salaire à
leurs familles sans revenu : « Elles gagnent en moyenne
300 dinars par mois et en gardent 30 pour vivre ici. Elles n'ont pas
assez pour manger correctement et souffrent de carences alimentaires
et de troubles en tous genres » explique Hassine Mounir.
Hébergées dans des foyers d'usine, elles dorment à six dans des
chambres de 5 mètres carrés sans autre mobilier qu'un lit. Les
espaces sanitaires et les réfectoires sont à la portion congrue.
Le désastre écologique de la baie de
Monastir ne peut nous échapper : « C'est le résultat de
la mondialisation, nous explique Abderramane Hedhili au bord du
rivage ; le développement anarchique des entreprises
internationales a pollué toute la baie. On a créé une station de
traitement des eaux d'une capacité de 1 800 m3 alors qu'il en arrive
8 000 ! La salade verte prolifère dans la mer, les poissons
meurent par milliers ; c'est un véritable cimetière. Des 300
pêcheurs d'autrefois, il n'en reste que 30 aujourd'hui. Nous nous
battons depuis 2006 pour sauver la mer, il y a eu beaucoup de
négociations mais il n'y a pas de volonté politique. »
Un secteur pourtant semble bien
fonctionner : le ramassage de tonnes de sel sans iode dans les
immenses lacs s'étendant entre Sousse et Monastir. Vendues à la
Suède, elles serviront au salage des routes enneigées sans dommage
pour les revêtements de sol !
« We love Bizerte »
A Bizerte, nouvelle facette de cette
effervescence associative : nous découvrons d'autres jeunes,
d'autres responsables de quelques-unes de ces 16 000 associations qui
sont le cœur vivant de la Tunisie : dans la superbe Maison de
sauvegarde de la médina de Bizerte nous attendent Yassine Annabi,
président de l'association DERB (Développement Régional de
Bizerte) qui travaille à l'égalité entre les régions est-ouest
sur des créneaux économiques porteurs ; Kouloud Maknin,
fondatrice de l'association « We love Bizerte » qui
propose des stages à des jeunes en quête d'emploi dans les domaines
du tourisme et du développement de la ville : « 250
jeunes ont déjà suivi nos stages, explique la jeune femme ;
après une formation de 6 mois nous leur donnons un diplôme
professionnel d'artisan grâce à des fonds américains. Plus de 50%
sont des filles ». Autres interlocutrices : deux jeunes
femmes membres du Croissant Rouge tunisien plus particulièrement
tourné vers des formations sociales tels que le secourisme, la
gestion de catastrophes naturelles ou encore les comportements à
risque, l'aide aux précaires.
Et puis il y a aussi Driss Chérif,
ancien employé de Total et vice-président de l'Association de
Protection et de Sauvegarde du littoral de Bizerte qui s'est fait une
spécialité du nettoyage des plages et de la création de sentiers
de randonnées dans les forêts avoisinantes : « Chez
nous, la randonnée n'existait pas, dit-il ; on cible les beaux
endroits pour mettre en place des chemins près de Bizerte. La
Tunisie a 1 300 kms de littoral et chez nous il est encore vierge. Il
y a un gros travail à faire pour transmettre notre savoir faire ;
nous avons des contacts avec le Conservatoire du littoral français ».
Demain dimanche, tous ces hommes et ces
femmes de bonne volonté s'en iront de bonne heure transporter en
camions vers les montagnes de l'ouest 60 citernes d'eau potable à
des écoles pour que les enfants aient de l'eau à boire... Coût de
l'opération : 25 000 dinars. « Avant la révolution, nos
actions étaient modestes, explique le responsable ; maintenant
nous avons de l'argent, 100 000 dinars par an grâce à la zakat ».
L'impôt que chaque musulman est tenu de verser chaque année, l'un
des cinq piliers de l'islam.
Autre paradoxe de ce pays : alors
que 20% des réserves d'eau potable se trouvent dans le nord-ouest du
pays, rien n'est distribué sur place. Tout est envoyé vers le sud
et ses terres arides.
Les embarcations de la mort
Il y a eu encore les paroles d'espoir
lancées par ce jeune architecte, Mohamed Amine, arrivé en retard
parce qu'il travaillait, lui ! Heureux de participer par le
biais de son agence à la sauvegarde du patrimoine de Bizerte.
Et encore Aslem Souli, 20 ans, étudiant
en 2ème année de médecine, militant dans de nombreuses
associations et proche d'Ettakatol, qui en 2011 vécut son baptême
du feu révolutionnaire alors qu'il était encore lycéen et qui
porte un regard lucide sur la situation actuelle : « La
classe politique n'est pas à la hauteur, dit-il . Pour sortir
de la crise économique, il y a trois solutions : une bonne
gouvernance qui travaille sur le système fiscal ; que le
citoyen n'attende pas que le gouvernement lui trouve du travail et
que les amis de la Tunisie, l'Europe, les hommes d'affaires
investissent chez nous. L'époque transitionnelle est difficile. Les
jeunes sont impatients. J'aimerais qu'une élite soit à la
hauteur ».
Militante d'Ennahdha, Rabeb Atig, 24
ans, étudiante en physique et journaliste occasionnelle pour
« arrondir » ses fins de mois, dont le père a été
emprisonné pendant 17 ans, porte le foulard depuis qu'elle a 12 ans.
Aujourd'hui, après « des moments terribles avec la police »
du temps de Ben Ali, elle vit librement sa foi : « Aujourd'hui,
nous devons être instruits dans notre âme et notre esprit, dit-elle
pleine d'enthousiasme. Je suis optimiste parce que les jeunes peuvent
changer les choses, créer des places sur la scène politique ».
Interne en pédiatrie, membre du
Croissant Rouge, Yassine Kalboussi, 24 ans, n'a pas « vécu le
14 janvier 2011 avec émotion » : « Je n'étais pas
lésé par l'ancien régime, reconnaît-il ; j'ai eu 18 au bac,
je suis entré à la fac avec la petite bourgeoisie. On était dans
le flou. Maintenant on est fragile politiquement. Il y a un sentiment
de peur chez les jeunes, ils sont instables. Je ne mets pas trop
d'espoir dans le dialogue national dont les jeunes sont exclus. Les
vraies questions, c'est l'économie, les relations avec l'Europe, les
Etats-Unis, la France. »
Tous les trois sont d'accord pour dire
que les droits de la femme, l'identité islamo-arabe sont des acquis
qui ne posent plus de problème !
« Comment vivez-vous le départ
de milliers de jeunes de la Tunisie, que faites-vous ? » a
interrogé l'un de nous. Réponse embarrassée : « C'est
un problème énorme, le gouvernement doit assumer ses
responsabilités sur ses frontières, trouver des solutions
d'urgence. A moyen et long terme, la responsabilité est partagée
des deux côtés de la Méditerranée. C'est un choix politique de
l'Union Européenne ». Tout de même, la compassion se fait
plus forte lorsqu'il s'agit de tous ces malheureux perdus de
Lampedusa : « Pour une bonne majorité, c'est une question
de désespoir, dit Aslem. Le rôle des parents, des familles est
important ». Rabeb raconte comment des mères ayant vendu de
l'or et des bijoux pour payer le passage de leurs enfants sont allées
manifester contre des policiers qui avaient empêché ces enfants de
monter dans les embarcations de la mort...
Sont-ils représentatifs des 40% des
moins de 25 ans, ces jeunes venus nous dire leur espérance ?
« On s'en fout du passé ! »
D'autres encore, rencontrés lors d'une
soirée mémorable près de Sousse, chez l'amie Souad, maîtresse de
maison ouverte et cultivée qui avait réuni autour d'elle une bonne
vingtaine d'amis militant dans un fourmillement d'associations. On
s'entasse sur les divans, on ajoute des chaises, on se serre les
coudes,on monte la « clim » et la soirée s'envole dans
une chaleureuse ambiance fraternelle: « Notre association
s'occupe avant tout de culture et d'ouverture, explique Souad. Nous
travaillons surtout l'approfondissement de la culture de
l'identité ». Des colloques sur les droits de l'homme, des
mouvements d'étudiants, la rédaction de livres pour enfants, des
réalisations de pièces de théâtre : ici tout tourne autour
de la culture.
Les toute jeunettes Tounissiet
s'engagent à fond, elles, dans le développement personnel de leurs
congénères : formation en deux ans des futures leaders
féminines, apprentissage de la confiance en soi, débats sur la
constitution, les droits de l'homme, l'héritage, les enfants
abandonnés, les femmes rurales etc. Elles s'activent aussi autour du
thème « islam et démocratie ». Ici, la plupart portent
le foulard.
Un monsieur nous parle avec passion de
son Association Internationale de soutien aux prisonniers politiques
qui travaille à la réintégration des quelque 20 000 ex prisonniers
dans la société civile en élaborant des micro-projets « pour
relancer leur vie ». Un centre de réhabilitation, dont le
projet est porté par un psychiatre présent lui aussi, devrait voir
le jour prochainement. Il y a encore le Forum des savoirs qui propose
des activités purement culturelles ; et l'association des
Droits de l'Homme qui travaille sur liberté/équité. Et
l'Observatoire tunisien des prisons. Et l'association Tawassol qui
vient en aide aux handicapés et à leurs familles... Et encore,
encore...
« On s'en fout du passé !
lance une jeune fille en foulard ; je veux de l'espoir dans une
Tunisie qui accepte toutes nos différences ! »
« Vous voyez cette excellente
floraison d'associations, conclut Souad. Dites-le en France !
Véhiculez une autre image ! »
A l'extérieur, au bout d'un chemin
boueux nous attend notre bus. Il est 23 heures.
A ses côtés, une voiture de police ;
deux hommes armés de fusils nous protègent.
Ce matin, sur une plage de Sousse, un
gamin kamikaze est mort de désespoir.
Annette BRIERRE
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