samedi 10 mars 2012

TUNISIE 2012 : 4 - Merhézia-la-Réconciliatrice

Mardi matin. Rendez-vous au Bardo, ancien Palais du Bey, magnifique ensemble architectural du XIXe siècle, classé monument historique, aujourd'hui siège de l'Assemblée Constituante.Avec une grande fierté, Merhézia Labidi m'indique au détour d'un couloir un cadre au mur portant un texte en arabe : "C'est la première Constitution tunisienne, elle date de 1861, me dit-elle ; déjà on y parlait des droits de l'homme, de la liberté de conscience, du libre exercice des cultes, de l'égalité entre  tous les hommes !".Ce texte historique fut la première constitution du monde musulman.
C'est là que se trouve le bureau de Mme la Première vice-présidente de l'Assemblée Constituante. Les téléphones sonnent sans arrêt, un secrétaire apporte des parapheurs gonflés de lettres à signer, sa jeune attachée parlementaire griffonne quelque chose sur un coin du bureau. Le temps presse, chaque minute compte...

Au terme de ces quatre jours d'une belle intensité, j'essaye de comprendre : pourquoi toutes les personnes rencontrées, au Palais des Congrès de Tunis où elles étaient 2 000, à Tataouine où 800 environ l'écouteront pendant 3 heures dans la ferveur, samedi soir à Gammarth parmi les Tunisoises privilégiées, mais aussi aux guichets des aéroports, dans les bus, auprès des personnes qui travaillent avec elle, auprès des journalistes très présents, pourquoi Merhézia Labidi provoque-t-elle une telle réaction d'enthousiasme, d'attente passionnée ? Que représente-t-elle et comment s'y prend-elle pour répondre à cette aspiration si puissante ?

En la suivant en des lieux si divers, si contrastés, passant de la capitale tunisienne moderne et électrisée par la "Révolution du jasmin" toujours prête à exploser, à cette ville de Tataouine située aux confins du désert où l'on rencontre des dromadaires dans les cours des maisons, comme des chiens domestiques chez nous, sans oublier ce délicieux déjeuner chez le Gouverneur de Tataouine, dans l'ancienne résidence de Bourguiba, je me suis sentie prise de vertige : comment résiste-t-elle à tant de pressions contradictoires ? Où puise-t-elle la force de ne pas dévier de sa trajectoire ? Comment ne s'écroule-t-elle pas le soir, ivre de fatigue, loin de sa famille restée à Paris, après 10 ou 12 heures de travail,  comme le font aussi la plupart des responsables politiques de cette Tunisie nouvelle ?
"Elle représente la pièce manquante du puzzle, confie une jeune militante d'Ennahdha qui la connaît bien ; elle est la porte-parole du meilleur de l'âme tunisienne, son identité est intacte parce qu'elle n'a pas vécu la prison et les tortures mais qu'elle est sensible à la douleur des autres. Elle peut défendre cette douleur, la calmer, pousser les femmes à avancer dans la réconciliation avec elles-mêmes."
Merhézia m'apparaît comme "the right woman in the right place". Sans doute le mot de "résilience" peut-il s'appliquer à ce qui se passe aujourd'hui entre le peuple tunisien bafoué dans son identité, massacré dans ses valeurs fondamentales et cette jeune femme venue d'ailleurs mais si semblable à eux tous ! Il y a du Nelson Mandela, du Martin Luther King dans cette femme portée par sa foi musulmane travaillée, éduquée, modeernisée depuis toujours ; d'abord auprès de son père, imam et puis en France depuis une trentaine d'années auprès d'amis si divers et authentiques dans leurs fois respectives avec lesquels elle partage l'essentiel de sa vie :
"C'est vous qui m'avait dit : quand la parole se libère, la violence recule, me rappelle Merhézia ; vous tous, les femmes protestantes du Groupe Orsay, Jacqueline Rougé la présidente honoraire de la Conférence Mondiale des Religions pour la Paix, Geneviève Comeau, théologienne catholique, vous du groupe de nos rencontres interreligieuses de l'abbaye de Belloc. Mon pays a besoin de moi aujourd'hui mais je ne suis pas indispensable ! Je suis sûre que demain il aura besoin de quelqu'un d'autre !"
Comment voit-elle son avenir ?
"D'abord ici en Tunisie : j'aurai réussi si je donne envie aux femmes tunisiennes de faire de la politique maintenant qu'elles ont arraché leur place. Ensuite en France, où j'ai beaucoup d'autres choses à faire, ce qui me ferait plaisir, c'est que le gouvernement français -Roselyne Bachelot m'a invitée pour la Journée Internationale des Femmes- me permette de faire ce lien avec les femmes émigrées, qu'elles disent "nous avons notre place en France, on peut nous aussi faire quelque chose !"
Parfois, Merhézia Labidi vacille sous le poids de l'énorme responsabilité qui l'assaille. Trop de gens la sollicitent pour être leur médiatrice, ce rôle qui lui va à merveille. Elle entrevoit avec lucidité les limites de l'exercice qu'on lui a confié : "Ces femmes sont très puissantes dans leur domaine, dit-elle ; mais on leur a confisqué la parole si longtemps ! J'ai peur qu'on pense que je veuille la leur confisquer encore une fois..."
On a l'impression que tout le pays vit une sorte de thérapie collective ; la parole jaillit de partout, parfois excessive, parfois discrète comme à Tataouine où les femmes du désert ne sont pas habituées à se révéler. Mais la rage est profonde, enkystée ; elle doit jaillir pour que naissent à la lumière toutes ces femmes de l'aurore dont Merhézia est le révélateur.

Annette BRIERRE

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