lundi 12 mars 2012

TUNISIE 2012 : 6 - Sur le fil du rasoir

Quatre petits jours, seulement ! Aucune prétention à "avoir tout compris", "tout analysé" ; à donner des leçons à des spécialistes, des experts en tout genre...
Non, seulement ce besoin urgent d'écrire au retour ce que j'ai vu, entendu, écouté, ressenti auprès de personnes très variées, de femmes surtout, engagées dans leur foi musulmane, dans leurs convictions spirituelles, humaines et politiques, dans leur désir de participer à ce grand remue-ménage qui, depuis un peu plus d'un an, bouleverse le peuple tunisien et lui fait espérer des lendemains meilleurs.

Mais que de fragilité dans tout celà ! Que de possibles explosions, à la fois idéologiques et bien réelles ! Que de désillusions potentielles... Peut-être dans quelques semaines ce gouvernement provisoire aura-t-il vécu, peut-être l'opposition de gauche qui tente aujourd'hui de se coaliser pour faire barrage à la troïka au pouvoir aura-t-elle gagné ? Cette troïka, majoritaire à l'Assemblée Constituante, qui regroupe le parti Ennahdha, le CPR (Congrès pour la République) de centre gauche et Ettakatol, de centre droit.
Tout est possible et Tunis vit sur un volcan. La ville est calme mais la police veille; dans le quartier des grands hôtels, le long des grandes artères, devant les bâtiments officiels. Il y a des rouleaux de grillage par-ci par-là, des semblants de chevaux de frise pour ralentir les automobilistes. On se sent en sécurité mais le soir mieux vaut ne pas être seule. L'ordre est précaire.
Après les années Ben Ali, le besoin est immense de libérer la parole confisquée par la peur. Partout, parmi les milliers de femmes -et d'hommes- venus au Palais des Congrès de Tunis,  chez les bourgeoises de Gammarth autant que chez les femmes -et les hommes- de Tataouine, les questions sont les mêmes : qu'en sera-t-il du code du statut personnel, de l'application de la charia, de l'égalité hommes-femmes, de l'adoption, de l'héritage, de la modernisation de l'islam, de tel ou tel article de la nouvelle constitution, de la solidarité familiale ? Comment faire vivre ensemble laïcité et foi musulmane ?

La Tunisie est devenue la championne des pays arabes en matière de divorce : 12 000 en 2010. Les valeurs traditionnelles de l'islam ont été mises à mal par la période Ben Ali. La corruption, le népotisme ont engendré beaucoup de frustrations, de destruction d'identité, sans parler des tortures endurées. Le pays est à la fois en ébulltion et en grande instabilité.
Les salafistes font peur quand ils provoquent de très graves incidents à l'université de la Manouba pour imposer le port du niqab aux étudiantes : "Il y a trois types de salafistes, me dit-on : les scientifiques, majoritaires,  qui sont proches d'Ennahdha ; les religieux qui sont enfermés sur eux-mêmes et ne participent pas à la vie politique ; les djihadistes, une vingtaine, proches d'Al Qaïda et très visibles dans les medias".
Parmi les intellectuelles rencontrées à Gammarth, toutes les catégories sociales et politiques étaient représentées : des laïques de l'Association Tunisienne, des islamiques de l'Association des Femmes Tunisiennes, d'autres d'une association d'entraide, des enseignantes, des juristes, une journaliste, des femmes d'affaires, une femme de ministre, des représentantes de la société civile dans toute sa diversité.Les débats furent passionnés, exaltés, sans fin... Certaines, laïques et islamiques, ont l'habitude de travailler ensemble. Une soirée chaleureuse et drôle comme seules les femmes savent en créer quand il s'agit de discuter de ce qui constitue le noyau de leur vie : leur relation à l'autre, à l'homme en particulier !

Mais la situation économique plombe complètement l'avenir : le salaire mensuel moyen est de 300 dinars  (150 euros) ; un jeune diplômé sans emploi touchera 200 dinars (100 euros) par mois pendant un an. Les non diplômés ne perçoivent rien. La précarité a gagné énormément de terrain, principalement dans les villes.
Pour les "gens de gauche", la religion est souvent présentée comme un épouvantail, un outil de régression, d'obscurantisme. Pour les islamiques modérés d'Ennahdha, la foi musulmane constitue le socle de leur existence. Pour nous, Occidentaux, nous ne devons pas confondre "islamique" et "islamiste", conservateur et intégriste radical. Il y a là la source  de bien des incompréhensions, d'interprétations erronées. Nous ne devons pas penser "laïcité" en pays musulman comme en France. Là encore que d'incompréhension !

De l'autre côté du Magrheb aussi on travaille à moderniser l'islam. Une délégation marocaine du mouvement "Justice et Spiritualité" était invitée pour la première fois à rencontrer des membres d'Ennahdha pour un échange d'expériences. Mal vu du gouvernement marocain, ce mouvement pratique une nouvelle exégèse du Coran qui ne contredit pas la modernité : "Nous sommes d'obédience soufie, précise Merieme Yafout, responsable de la Section Féminine, et notre fondateur Abdessalam Yassine appartient aux nouveaux penseurs de l'islam. Nous militons pour un renouveau de l'islam en tenant compte de la modernité. Les principes de fond de l'islam ne sont pas contradictoires avec la modernité et nous n'abandonnons pas la présence auprès du peuple."

Instabilité. Sur le fil du rasoir. Sur un volcan. Mais aussi réconciliation. Libération de la parole.
Formidable espérance...
Autant d'impressions qui se bousculent en moi au terme de ce voyage...

Annette BRIERRE



                                     fin.
 

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