dimanche 11 mars 2012

TUNISIE 2012 : -5- Rached GHANNOUCHI, l'homme de "La Renaissance"

Lundi. Quartier Monplaisir à Tunis. Siège du mouvement islamique Ennahdah.Un immeuble modeste sur 6 étages. Une fourmillière bruissante de bénévoles, hommes et femmes, de députés venus d'un peu partout..
A l'exception d'une inscription sur les extincteurs, pas un mot de français. Tout est écrit en arabe. Rached Ghannouchi, fondateur du mouvement Ennahdah en 1981 et aujourd'hui président du parti, est rentré d'un long exil de 22 ans à Londres il y a un peu plus d'un an.
Agé de 70 ans, c'est un homme tout en retenue, maître de ses paroles et très écouté, spirituellement, par les sunnites malékites, originaires de Kairouan, majoritaires à Ennahdah. Un cheik respecté et vénéré.
Ennahdah signifie "Renaissance". "Liberté, justice, développement" : trois mots inscrits sur le logo du parti illustré par une colombe déployant ses ailes autour du globe terrestre, l'étoile rouge symbolisant les 5 piliers de l'islam en son centre.

- Je ne vois rien écrit en français dans votre siège. Est-ce vrai ?
- Voyez-vous une autre langue ?
- Non.
- Votre langue française est l'unique dans les administrations françaises. C'est la même chose pour la langue arabe dans les administrations. Ici, vous êtes dans des locaux administratifs.
- J'ai le sentiment que dans toute la Tunisie vous êtes entrés dans l'ère de la réconciliation. Comment pensez-vous réussir cette réconciliation alors qu'il y a tant de courants politiques différents, tant de tensions parfois très explosives ?
- Notre société est en phase de changement. Elle s'est libérée de la dictature. Elle est en train d'exercer sa liberté, très souvent de façon exagérée comme si elle voulait se prouver qu'elle est libre. Notre problème actuel : comment réunir la liberté et l'ordre ? Il faut réunir un peu les deux. Sinon ce sera le retour de la dictature ou bien l'anarchie. Nous misons sur la conscience du peuple. L'idée de l'Etat, en Tunisie, est profonde. Les Tunisiens sont un peuple civilisé, majoritairement. Ils vivent principalement dans des villes. C'est pour celà qu'ils commencent à en avoir assez du désordre, de la multiplication des grèves, des manifestations. L'Etat commence à répondre à cette demande. A la tête du Ministère de l'Intérieur, il y a un homme sage, savant, qui a fait 20 ans de prison. Il a porté le costume orange des condamnés à mort. Nous avons confiance en lui ; il trouvera l'équation entre la liberté et l'ordre. Nous sommes très sévères envers les salafistes qui ont essayé d'utiliser des armes. Récemment, deux salafistes ont été tués par des policiers parce qu'ils essayaient d'importer des armes de Libye. Les autres salafistes n'utilisent pas la violence ; nous dialoguons avec eux et essayons de les convaincre. Nous nous sommes attaqués aux responsables, il n'y a pas eu de punition collective. Ce n'est pas comme sous Ben Ali. Il n'y a pas eu de tortures.
- Les medias vous reprochent de ne pas être assez vigoureux, d'être trop passifs.
- C'est vrai. Mais nous pouvons considérer que c'est une bonne chose. Le gouvernement tunisien précédent a toujours été accusé du contraire.
- Avez-vous des problèmes de drogue ?
- Oui. C'est comme pour les armes ; elle vient de Libye. La police y veille, aidée par le peuple. Les chauffeurs de taxis nous alertent.
- On pourrait parler de délation !
- Le peuple a fait la révolution ; il la protège. Il a élu ce gouvernement pour qu'il protège la révolution. J'ai vécu 22 ans en Angleterre ; là-bas les personnes âgées, installées sur leurs terrasses, veillent sur la sécurité et chaque année le Ministre de l'Intérieur en choisit une pour la décorer. Ils sentent que la police est la leur, que la sécurité est la leur. Il faut un bon système de sécurité.
- Qu'en est-il du redémarrage économique ?
- La situation économique est difficile. Nous avons un taux de chômage de 18%, la moitié héritée de Ben Ali, l'autre moitié après la révolution. Le taux de corruption est très élevé. Le ménage vient juste de commencer ! Il y a à peu près 500 hommes d'affaires complices de Ben Ali ; leur argent est bloqué en attendant que la justice fasse son travail. Un seul est en prison, les autres ont l'interdiction de quitter le pays. C'est une grande perte pour le pays ; nous voulons régler rapidement ce dossier pour rendre ses droits au peuple, lui restituer cet argent.
- Envisagez-vous des nationalisations ?
- Dans le budget complémentaire en cours de débat, nous aurons un milliard de dinars provenant de la récupération. Cet argent servira à la formation des chômeurs, pour leur donner du travail.
- Où en est le projet d'exploitation du gaz naturel dans la région de Tataouine ?
- Le ministre du Développement a annoncé des projets de développement dans toutes les régions de la Tunisie. Il s'agit de projets concrets d'infrastructures : la construction de routes, d'hôpitaux, dans l'industrie. L'argent existe. Ces projets seront réalisés cette année. Une partie du financement proviendra de l'argent récupéré, une autre partie de crédits et enfin une troisième partie par des économies réalisées sur le budget tunisien. Quelques sociétés seront vendues.
- Qu'en est-il de la coopération de la Tunisie avec le Qatar ?
- Le Qatar est l'un des pays à avoir déclaré vouloir aider la Tunisie. Mais il y a aussi l'Arabie Saoudite, les Etats-Unis, l'Union Européenne qui ont annoncé vouloir participer à nos projets de développement. Nous allons essayer de les faire réussir.
- Dans la crise syrienne, la Tunisie s'est positionnée comme le leader du monde arabe en prenant l'initiative d'une conférence réunissant plus de 60 pays.
- Oui, nous avons été les premiers à expulser l'ambassadeur de Syrie. Il est très normal que la première révolution dans le Printemps Arabe appuie la révolution syrienne malgré le problème avec la coalition Syrie/Iran et l'opposition de gauche du nationalisme arabe tunisien.
- Qu'y a-t-il à négocier entre vous et les partis d'opposition ?
- Nous n'avons rien devant nous. Nous pouvons seulement établir le dialogue ; nous cherchons ce qui est commun. Je viens de donner une conférence sur la cohérence entre laïcité et islam.
- C'est possible ?
- Toute ma pensée repose sur islam et modernité, démocratie, droits de l'homme, égalité des sexes.
- Dans le parti et hors du parti Ennahdah ?
- Oui, ces idées ont beaucoup d'influence dans le monde arabe, surtout après la révolution. Mes livres sont traduits en turc, en kurde, en ourdou, en persan.
- Il me semble que les journalistes ne vous sont guère favorables si j'en crois les articles parus ces jours-ci !
- Un grand nombre ne sont pas vraiment des journalistes mais des combattants d'une idéologie marxiste contre l'islam. Ou bien ce sont des partisans de l'ancien régime, ou bien ils exercent une sorte de revanche contre Ennahdha qu'ils accusent d'avoir pris le pouvoir. Certains sont utilisés par des hommes d'affaires corrompus de l'ancien régime de Ben Ali. L'opinion publique est très fâchée contre ces journalistes qui monopolisent les medias. Mais cela ne durera pas toujours.Il y aura d'autres courants journalistiques ; la compétition mettra chacun à sa vraie place".

Annette BRIERRE

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